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Violante Claire

Une fille coule

roman


01
Je flotte sur le dos à la surface de l'eau. Le soleil par endroits et selon l'angle de sa pénétration de la légère couche liquide envoie d'éblouissants éclats. Je ballotte doucement sous dix centimètres et je ne respire plus. Je me suis noyée. Je demeure encore dans l'orbite de ce corps sans chaleur gagné par l'insensibilité et dont la trame cohérente s'étire devient diaphane jusqu'à l'inexistence.
Comme d'un petit tas d'ordure toutes ses énergies déjà tendent à la dispersion et quelque chose aussi se délite et se dénoue dont il s'extrait lentement et qui lentement s'arrache à lui. Pas un instant la vie n'a cessé. Elle est là ensemble avec la mort. Et c'est elle qui désassemble.
Il n'y a pas de mort; la vie n'est pas si elle ne s'appelle pas mort aussi. Tout finit par plus de vie encore. Je disparais. J'ai mis trop longtemps à mourir. Panique et souffrance. Mais l'assemblage touche à sa fin. Il n'est plus quasiment. Déjà ses cellules ont commencé à se métamorphoser. Il s'étend comme une élastique pâte, fine de plus en plus et attaquée à sa surface par des courants incessants et inlassables qui commencent à lui arracher des lambeaux. Des trous se forment et je-elle-il glace merveilleusement. Ce tiède et fétide abri fut trop longtemps à se défaire. Aveugle animalité qui dort le nez posé sur son derrière se réveille en hurlant poignardée par l'angoisse et se rendort dans la plus coupable insouciance.
Jamais ne cessera la guerre dont l'issue est déjà écrite, elle renaît en chaque naissance. L'individu n'est pas ce à quoi rêve le monde. Il est un moyen du monde pour parvenir à ses fins. Un bon moyen. L'accélérateur. Agent actif pour la déconstruction et la métamorphose.
Comme les oiseaux pour transporter les semences, réguler les insectes ou ces mêmes insectes qui transportent aussi les semences aèrent les couches superficielles du sol ou nous débarrassent à la surface des cellules mortes de la peau entre autres petits services.
Rien ne meurt -sinon une création de l'intellect- en un individu. Il est fondé par sa capacité à bouleverser et à détruire dont son agressivité est la marque; quand celle-ci s'affaiblit il décline vers sa déconstruction. S'il aspire au néant libre à lui. Le maudit cherche le moyen de supporter son désespoir. Tout le monde peut se tromper quelle importance ? Tous ces matériaux ne seront pas gaspillés.
Les vivants soyez heureux car vous êtes maudits non dans la haine la colère la punition du dieu mais dans le froid l'indifférent opportunisme de la mécanique du monde. Vous êtes libres. Et cette liberté est la fin la fin dernière le dernier attribut humain. Le Salut. Père de votre père fils de votre fils et aussi l'unique objet de vos sentiments amour haine mépris ou tout autre...
Et comme tout ce qui doit s'accomplir est impatient de son accomplissement soyez sûrs que la fatalité ne vous tient pas pour du beurre.
Je suis noyée c'est vrai, accidentellement. Certainement je n'aurais pas sauté dans ce tumulte en un acte volontaire. Cela s'est produit à un moment de ma vie où je pouvais envisager la mort avec pas mal d'indifférence en fin de compte. à ce moment cela m'était égal; j'avais d'autres choses en tête. Vrai aussi que la noyade n'est pas ce que j'aurais choisi.
Je suis tombée dans l'océan en hiver. Dans les premiers instants de ma chute alors que je n'y croyais pas encore -et d'ailleurs jusqu'au dernier moment je n'y ai pas cru. J'ai eu cette malheureuse faiblesse- une pensée a éclaté dans ma tête : je le savais et c'était une pensée immobile qui désarmait tout mouvement. Elle s'est élevée lumineuse lente et dans la fixité de son évidence s'est engloutie la réalité.
Moi aussi le matin-même je m'étais livrée à une ignorante toilette. Sans rien savoir j'ai fait tous ces gestes dont la trace m'avait auparavant fascinée sur des photos ou des films montrant des cadavres.
Brosser les dents scruter son visage tirer des zips nouer des liens calculer quelles chaussettes rechercher un effet et tous ces détails dont la coïncidence avec la mort subjugue.
Que j'allais mourir je le savais. J'en avais vu le signe sur la plage, un chien brisé par la tempête démantibulé et bouffi par l'eau violente. Un grand chien roux et blanc avec son infranchissable périmètre de terreur. J'ai tourné autour de cet abîme insondable et sacré. Attrait suprême et suprême répulsion. Tout ce qui en nous veut se libérer aspire à se perdre dans cette contemplation. Et le lendemain je l'ai vu -j'étais sur la digue- qui flottait au large car la marée l'avait repris. Et dès alors je le savais.
J'ai parfois envié les voyant, des charognes secouées en ondulations par la vermine et aussi en Inde des cadavres qui brûlaient sur des bûchers (j'ai toujours gardé en tête le désir qu'un bras qui s'est soudain dressé avec le craquement sec d'une branche morte a mis en moi). Ou les momies avec le dessèchement de leur chair plaquée sur l'os. L'os tout blanc dans l'air sec et la poussière.
Finalement c'est dans l'océan dont il a toujours eu la terreur que se délitent les substances nutritives de ce corps.
Oiseau poisson plancton griffes becs ventouses minuscules suceurs microscopiques. De même les pulsions se dénouent il n'y a plus de pathos l'aimant s'est relâché. Elles s'engouffrent sucées aspirées soufflées en d'autres volontés. Et les souffles les effilochent. Ils s'en chargent et les emportent ils les perdent ou les agglutinent.


02
Lorsque mes parents sont morts ma grand mère est venue à la maison et n'est pas repartie. Enfin mon arrière grand mère. Trois ans j'ai vécu avec cette idiote qui ne doutait pas qu'elle était admirable. Une indestructible minuscule souris conservée dans l'eau bénite mieux qu'une olive en saumure. Son corps n'était que vieux. Il n'avait rien perdu de son énergie sa souplesse et son opiniâtreté. Son cerveau parce qu'il était très primitif semblait d'une simplicité inattaquable. Elle n'était que radotages et stupidités mais je pense qu'il en était de même lorsqu'elle avait trente ans. Elle n'était pas exempte de malignité cependant. L'occasion de devenir sainte était trop belle pour la laisser passer; elle n'a pas hésité à laisser tomber toute son existence pour voler au secours de son arrière petite fille. Nous ne nous aimions pas trop cependant.
Couchée tôt levée tôt soins du ménage toute la journée et un peu de jardin. Et moi il fallait que cela soit tenue correcte lycée bonnes notes politesse sagesse et surtout respect des horaires. Tout de suite la machine a grincé. Mais elle était prête à affronter d'un coeur joyeux toutes les épreuves que Notre Seigneur lui enverrait. Elle avait deux ambitions, devenir centenaire et devenir sainte. Elle aimait aussi beaucoup les flatteries qu'elle savait recevoir avec modestie mais sous ses paupières il y avait l'éclat triomphant de son regard. C'est vrai sa santé et sa vigueur semblaient inaltérables. J'attribuais ça au fait que ce rudimentaire cerveau n'avait jamais connu le doute. Après que nous eûmes cohabité trois ans elle a disparu et le mystère est resté entier.
Je pense qu'elle a eu l'occasion de devenir sainte car je sais -et je l'ai toujours su- qu'elle a été enlevée par un réseau de traite de femmes qui fournissait entre autres des victimes aux gérontophiles. C'était un morceau de choix, si vieille et si mignonne et encore aussi naïve qu'à l'époque de sa virginité. Elle qui disait toujours ne fais pas ceci sinon il va t'arriver cela (les menaces allaient du rhume à une contravention) a dû se demander ce qu'elle avait bien pu faire pour que ce "cela" si spécial lui tombe dessus.
Je n'ai jamais eu de remords, j'ai toujours su que nous étions ennemies et ce triomphe immodeste de la part de quelqu'un qui avait toujours été à l'abri des questions entre le service de son mari et le presbytère, j'avais plus d'une fois rêvé de le lui faire ravaler. Question de justice. à ce moment j'avais l'esprit tout occupé de mon imminent départ pour le Brésil qu'elle n'avait pas approuvé mais j'étais majeure cette année-là.
Le Brésil, c'est peut-être par là qu'elle était car j'avais un peu avant rencontré Fernando dont la vie sexuelle était exclusivement tournée vers les garçons mais qui se promenait toujours avec une amie. Ce fut moi pendant quelque temps. Il était aveugle. Je ne m'en suis pas aperçue tout de suite en le rencontrant car il était très habile avait un excellent contrôle de lui-même et de l'espace autour de lui. Cela lui conférait une sorte de puissance. Aussi parce qu'il menait une existence internationale qui m'a attirée. Il allait au Portugal avant de remonter à Paris prendre l'avion pour la Sud Amérique. Lorsqu'il est repassé il s'en était discrètement chargé et ma grand-mère avait déjà disparu. Je n'avais qu'à fermer la maison. C'était une sorte de hippie bien après l'heure; du style éternel. Vêtu dans les boutiques pour hippies du monde entier et occupé par un tas de petits trafics touchant tous les objets nécessaires à la vie -et d'autres, ma grand-mère en a su quelque chose. Il était toujours en mesure de vendre un truc ne serait-ce que des tee-shirts fluorescents. Son trajet habituel était Portugal Paris Brésil Inde et on recommence.
De la maison au Brésil je me souviens qu'elle était en dehors de la ville près de la mer à 20kms de Bahia. On n'en est pas beaucoup sortis et on n'y est pas restés longtemps. Ce qui m'a surtout excitée c'était l'avion dans quoi je n'étais encore jamais montée et d'abord l'aéroport. Soudain j'ai senti une immense énergie qui me traversait et la vie qui s'ouvrait et toute ma jeunesse qui était comme un don pour l'éternité. On voyait passer et attendre des gens de toutes les sortes et tous nous avions quelque chose de semblable qui faisait de nous une communauté supérieure. Nous parcourions le monde aussi aisément qu'un paysan fait le tour de son champ. Je considérais comme très important de prendre l'air blasé et indifférent mais je planais littéralement.
J'ai aussi le souvenir d'un long et éprouvant voyage en bus et je crois bien que c'était là, au départ de Sao Paulo.
J'ai dit que nous ne sommes pas beaucoup sortis du jardin luxuriant plein de recoins aménagés où nous faisions toujours de la fumée pour éloigner les insectes et où il y avait toujours tant de monde qu'un enfant de l'extérieur avait fini par s'y monter un petit commerce de boissons et de bracelets qu'il confectionnait avec sa soeur; sinon la nuit pour rejoindre des fêtes dont certaines duraient plusieurs jours. Il y avait des surfers qui je crois n'étaient pas très contents de la mer à 300 mètres de la maison.
C'était un repaire de sorcières. Tous étaient toujours occupés de passes magiques de prédictions dont pas une ne m'a semblé se réaliser de trafics et de commerce variés de même que : bien-être végétarisme plus ou moins strict jouissance de l'instant paresse et au-dessus de tout tirant toutes les ficelles sous-tendant les relations mais jamais évoqué comme tel, l'argent. La nourriture était incroyablement bonne des choses dont je n'avais jamais goûté ou dont même j'ignorais l'existence; les filles jolies caressantes intéressées. Je n'arrivais pas à m'adapter. Seule je restais sur ma réserve.
C'était une tribu une secte une famille élective. Sous l'apparence paradisiaque et les conversations légères il y avait une réelle dureté comme je n'en avais jamais connu une froideur authentique constitutive. Je faisais un peu bande à part. J'ai fumé là pour la première fois. Un narguilé. Comme le premier jour je n'ai ressenti aucun effet j'ai beaucoup tiré dessus le lendemain et ça a été violent. Ce fut cette fois et la seule où j'eus des hallucinations. Mais je ne m'y suis jamais ensuite jetée à corps perdu. Eux adoraient ça spécialement le must : le charas et pire encore la crème de charas. Ils projetaient efficacement autour d'eux un monde à leur convenance. Ils avaient quantité de démêlés de terribles histoires et proféraient d'inquiétantes menaces plutôt en l'absence de la personne visée. Selon le caprice de nombre de ricochets le message finissait par lui parvenir. Ou à quelqu'un d'autre après tout ce qui compte c'est de créer des remous.
Malgré la paresse je garde le souvenir de relations très animées et même parfois très tendues et musclées. C'était ma première aventure et j'en avais moi-même décidé. Mais Nando n'était venu que pour affaires. Il rentrait à Paris réaliser le fruit de son commerce et sans tarder -le sinistre automne commençait- repartait en Inde.
Pour moi qui l'accompagnais je ne jurerais pas que mon sac était innocent mais personne ne m'en a rien dit. Je serais bien étonnée cependant si je ne leur avais pas servi à quelque chose. C'était comme ça, ça n'exclut pas l'amitié.
C'est à Rome que nous avons atterri et nous sommes allés à Florence par le train. Nous sommes rentrés aussitôt à Paris dans la voiture d'un bureaucrate en tenue de week-end. Une voiture minuscule mais avec une sono qui aurait suffi à une boîte de nuit et des baffles partout pour qu'on n'ait aucune chance d'y échapper. à l'arrière j'étais ensevelie sous une garde-robe qui pendait à des cintres accrochés à une tringle rajoutée sous le toit. Il parlait anglais lentement avec un tel accent que je le comprenais très bien.
Ils se considéraient comme une mouvance très avant-gardiste de la musique et c'était ça pointe visible de l'iceberg autour de quoi tournaient toutes ces allées venues. J'entendais beaucoup parler de Londres, foisonnante et importante plaque tournante. Beaucoup de la musique entendue dans la maison de Bahia et cette voiture en venait et d'Israël aussi. Longtemps après je ressentais encore le sentiment de déclin qui m'étreignait alors et maintenant... Le temps était maussade sans lumière, il me semblait descendre au fond d'un trou.
Paris n'était que rafales de vent qui plutôt que les disperser amassaient les nuages ou alors un petit crachin tout froid et tout le monde maussade. Nando vivait chez un ami stewart qu'il avait rencontré dans l'avion la dernière fois qu'il était allé au Brésil et cette fois-là il voyageait seul. Le stewart je ne m'en souviens pas ni de son nom. J'ai eu les clefs d'un studio dont le locataire était en voyage et qui si on se fie aux photos accrochées aimait une blonde à longs cheveux qui vivait en paréo.
Quelqu'un profitait déjà de cette hospitalité désintéressée. Willie Anglais finissant des études de marketing. Le lendemain de mon arrivée à Paris je me suis acheté des bottes. Des bottes de cheval luxueuses hors de propos et c'était absolument démodé mais je me trouvais trop bien avec. Je les portais avec un sloogi. Les amis de Nando trouvaient ça affreux tout noir et au toucher Nando était d'accord avec eux. Je me souviens très bien cependant d'avoir étant assise dans une laverie été surprise et extrêmement séduite par mon reflet dans la porte qui s'ouvrait.


03
Je deviens l'eau de la mer. Tout m'échappe. L'indifférente inexistence voilà la mort. Des limites que l'extérieur imbibe et qui s'élargissent jusqu'à se dissoudre. Autour et en moi la vie s'agite frénétiquement dissociant des mailles d'une cohésion sans importance. Le halo de ma mémoire se répand autour de moi comme la couleur d'un linge mal teint. Des pensées se dégagent doucement flottent au-dessus et rebondissent mollement dans les flux s'élargissent. Le lien s'étire et casse l'ombre sous l'eau inquiète un instant de petits animaux qui s'enfuient. Le bonheur ne cesse jamais toutes ces bribes s'émancipent et sont captées en d'autres vies avides et les histoires continuent de bruisser.
Ce type, Frédéric qui fut le premier d'une liste était haïssable. Du moins pour moi. Il partait en Algérie. En moto. Avec une fille sur son porte-bagages. Moi. Me faire peur était sans doute une des rares choses qu'il trouvait encore amusantes. Mais en fait il ne trouvait rien amusant. Il avait un chagrin ou plutôt une crise de rage. Après une journée nous étions fourbus au sud de la France. En descendant de moto j'eus l'impression de voler jusqu'à la porte d'un routier où le dîner fut des moins intéressants. La chambre ouvrait sur les champs qui bordaient la route, c'était une vue sinistre et je prenais en pitié la fille qui servait là. Je m'identifiais à ce désespoir dont j'étais sûre qu'il était le sien. L'idée de reprendre la moto me donnait envie de vomir mais je ne pus que m'endormir en espérant qu'il y aurait une éternité avant que demain n'arrive. Bien avant ce fut le matin. Nous sommes repartis. Je me suis dit que la fille devait m'envier et en fait je n'aurais quand même pas changé sa place avec la mienne. Mon désespoir à moi c'était que ce voyage n'en était encore qu'à son début.
C'est Will qui m'avait assise à l'arrière de cette moto conduite par un avocat qui partait 10 jours sur un coup de fureur. Il était récemment marié et sa femme venait de partir avec un amant. Will a insisté auprès de lui pour qu'il m'emmène et auprès de moi pour que je l'accompagne. Je les ai entendus qui se disputaient.

— Mais je serai revenu -disait Frédéric -je pars juste me changer les idées, tu n'as pas confiance ?

— Ce n'est pas une question de confiance, il faut que je sois sûr.

Il ne voulait pas le laisser livré à lui-même et n'a rien trouvé de mieux que de l'encombrer avec moi.
Jamais je n'ai pu refuser un voyage j'aime trop me promener. Cette promenade-là ressemblait à un cauchemar. J'étais sûre quand je songeais à tout le trajet qu'il restait à faire, à la façon dont il roulait, que nous finirions par nous écraser quelque part avec cette maudite machine. Passive en même temps j'attendais de voir. Un peu plus loin encore un peu plus loin... J'avais mal partout mais par bonheur l'air était tiède. Le pire était à venir : entre la mer et la montagne une route qui serpente creusée dans l'à-pic, étroite et tortueuse et en bas, toute bleue, la Méditerranée qui clapote entre les rochers.
J'ai demandé qu'on s'arrête et je suis partie me dégourdir les jambes en remontant la route le long du flanc rocheux. Je réfléchissais au moyen que cela cesse tout en goûtant le calme soudain l'immobilité et la tiédeur de l'air, mes oreilles encore toutes bourdonnantes. à Malaga au lieu de prendre le bateau je monterai dans un train pour rentrer. Il n'était pas question que j'affronte cette route que nous venions de faire dans l'autre sens au retour. ça n'allait pas sans un léger sentiment de culpabilité même un petit regret. Il est perturbant de ne pas laisser les choses trouver leur conclusion.
Cela ne dura pas; j'avais appuyé mon dos contre un rocher encore chaud d'un relent de soleil et j'entendis le bruit du moteur. J'ai traversé la route regardé en arrière et je l'ai très bien vu sur sa moto tournée vers la mer. Il a accéléré au maximum sur quelques mètres et la moto a continué dans le vide. Quand la moto s'inclina vers le bas il vida la selle et s'accrochait toujours au guidon puis l'ensemble a disparu à mes yeux. Ensuite il n'y a plus eu de bruit, je me suis approchée. Mon sac était toujours contre l'arbre où je l'avais posé pour prendre de l'eau. La terre caillouteuse gardait les traces du brutal démarrage. Je me suis avancée vers le bord. Je n'ai rien vu. Tout avait été englouti, avalé. D'une branche j'ai effacé les traces de roue et je suis partie sur la route. J'ai essayé de voir de plus loin mais je ne reconnaissais plus l'endroit.
Un long moment après une voiture est passée. La fille qui conduisait était jeune il y avait un petit vieux avec elle; son père disait-elle mais plutôt son grand père. Je les ai quittés à Motril où j'ai eu le dernier bus pour Malaga. Rejoindre la frontière le lendemain m'a pris 25 heures y compris le changement de gare à Madrid.
Je suis remontée tout droit à Paris. Je n'ai même pas pensé à aller chez moi dans la maison. J'ai ouvert la porte du studio. Il n'y avait personne. J'ai déroulé mon matelas et je me suis endormie. Plus tard j'ai trouvé un mot de Will : "Je te laisse dormir rejoins-moi chez Chantal."
Chantal c'est un vieux nom que plus personne ne porte il se confond avec le clapotis de l'eau. Will ne voulut pas me croire. Il pensait -me semble-t-il- que Frédéric m'avait en quelque façon soudoyée pour se fondre tranquillement dans la nature. Il est cependant devenu client régulier mais provisoire d'un kiosque à journaux international et il a fini par trouver presque 15 jours plus tard dans un journal andalou que des gens en bateau avaient découvert les restes de la moto que le propriétaire, un Français, n'avait pas encore été retrouvé.
Le nom de Frédéric était cité et la police demandait aux personnes susceptibles de l'éclairer de se faire connaître. Comme éventualité cela n'a même pas été évoqué entre nous. à partir de là et sans aucune raison pour ça plutôt sous le coup d'une inspiration Will s'est mis à avoir confiance en moi. Je lui ai fait un dessin de ce que je me souvenais de la chute. J'ai choisi le moment où son corps a décrit un arc dans l'espace alors que la moto commençait à descendre. L'histoire vraie je ne l'ai jamais connue mais apparemment en se tuant Frédéric s'était débarrassé d'un pesant devoir.


04
Je n'ai pas de corps je ne sais qui je suis plutôt ce que suis. Il n'y a rien de consistant. Et je ne suis nulle part.
Le bonheur se joue mystérieusement dans le mouvement régulier de larges plaques plus blanches encore que l'espace lumineux et qui glissent sans fin les unes sur les autres. à peine ai-je conscience d'être mais sans corps. Il n'y a pas de je. Puis est apparue une extraordinaire musique qui s'ajouta à cette plénitude bienheureuse. Et je connus alors la plus terrible déception de ma vie. Un spasme agita une de mes jambes et tout revint. Mon corps mon identité le poids; je sentis mon visage écrasé sur le drap... J'avais un visage, j'étais prise à nouveau dans la chair.
Mes yeux qui s'ouvrent. Des murs jaunes une fenêtre très haut des barres de métal qui enserrent le lit comme un berceau. Le bruit, ah, le bruit ! Ce n'est pas de la musique. Quelqu'un est malade : Dans le lit à côté un vieillard vomit ignoblement.
On vient on me demande si ça va on fait rouler le lit jusqu'à un ascenseur puis un couloir puis une chambre. J'étais en salle de réanimation. Je ne pose pas de questions. Je ne sais pas ce que je fais là mais je ne veux rien savoir de plus. Déjà j'en sais trop : que j'ai un corps que je suis dans une personne que j'ai un nom et toute la vie jusque-là. Je suis toujours dans le regret de ce retour à la conscience de cette perte que je viens de subir. Gagner des minutes ignorer encore.

Je me souviens parfaitement que je marchais. Je descendais le boulevard Raspail et la dernière chose est un jeune homme qui marchait sur moi très vite... Mon regard s'est posé sur le renflement que faisait la main dans son blouson. Après je suis ici approchant le bonheur et le perdant à mesure que je reprends conscience. Puis je me rendors.

Je me suis réveillée bien des heures après. Je n'avais pas une bonne impression. Il y avait une fille dans la chambre qui m'a dit bonjour m'a pris quelques mesures qu'elle a notées sur un carton au pied du lit en m'expliquant que je dormais depuis la veille. Nous étions à la fin du matin. J'avais eu deux balles dans la chair. La seconde alors que je tombais sans doute est dans le bras. La première dans les poumons a, on le suppose, raté son but. C'est vrai mon bras me fait mal mais dans la poitrine je ne sens rien.

—Tant mieux. Et vous sentirez encore moins après ça.

Elle prépare une seringue.
Je n'ai pas senti la piqûre non plus. Dans le couloir un inspecteur attend que je sois en état de répondre à ses premières questions. à part ce qu'il sait déjà je n'ai rien à lui apprendre. Il en sait plus que moi sur ce qui m'est arrivé. Quelqu'un a tiré sur moi. Il ne sait pas qui ou pourquoi moi non plus. Mais je n'accroche pas. Je repasse dans mon esprit le lent mouvement des plaques blanches. C'est là où je veux être, je me sens dépossédée.
La veille de ma sortie Will est passé. Je ne l'avais pas prévenu. Je ne lui ai pas demandé comment il a pu me trouver. Je n'avais pas envie de discuter de l'entendre raconter des craques. écouter ses mensonges ne pouvait rien m'apporter que de l'angoisse. Je lui ai dit que je sortirai deux jours plus tard et nous avons pris rendez-vous. Quand il viendra je serai partie. Il a parlé de Frédéric mais on en avait déjà beaucoup parlé. Il n'y avait rien de neuf dont je me sois souvenue. D'ailleurs à ce propos j'étais plutôt pour perdre la mémoire.
Sur mon lit yeux clos je tente de m'oublier d'entrer dans ce rythme blanc entrevu et inaccessible. Je m'endors. Je suis bien cicatrisée fragile encore. Je cesse d'avaler les comprimés et même les antibiotiques. Je sors demain je n'ai pas envie de flotter ainsi comme dans des eaux boueuses. J'appelle Atrix. Elle est toujours là, rue de Vintimille dans l'appartement du fils du roi du matelas. Mais celui-ci son fiancé est parti et elle ne pourra renouveler le bail. Pour l'instant l'endroit est vaste confortable et dans les chambres les lits sont de première qualité. Elle a dix-huit ans elle est grande arrogante toujours avec une perruque qui reproduit en plus volumineux la coiffure qu'elle porte en dessous -une frange noire et les cheveux raides de chaque côté- le visage enfoui et très maquillé les ongles vernis, mince et cependant la chair lourde et blanche. J'aime la regarder, rien ne semble pouvoir l'abattre.
Elle porte des jupes droites courtes et ses longues jambes manquant un peu de délié sont toujours impeccables avec bas fins et escarpins. Tout son harnachement la fait paraître plus âgée. Elle est complètement rétro 60, prétend qu'elle tient de sa mère qui travaillait là toute une collection de vêtements Dior. Ses activités sont mystérieuses, elle se dit mannequin mais je dirais plutôt escortgirl. Elle revient de week-ends en Sologne avec des faisans ne manque pas d'argent et disparaît souvent pour une soirée ou deux ou trois jours.
Elle m'a donné la chambre où elle dormait vers la fin quand ça n'allait plus avec Patrice.
Je suis arrivée en début d'après-midi et tout ce dont j'avais envie c'était de dormir. Sous le matelas j'ai trouvé un revolver. Je n'en connaissais pas le fonctionnement. C'était un objet inquiétant, il m'a semblé chargé. Je l'ai posé sous le lit. Même avec un matelas entre nous je n'aimais pas dormir dessus.
L'appartement avait été presque absolument vidé de ses meubles. Elle dit qu'elle les a vendus. C'est possible mais je ne la crois jamais; elle ment toujours avec indifférence. Peut-être que Patrice les a emportés. Avec son départ en tout cas l'ordonnance bourgeoise s'est envolée. C'est curieux c'est au bras que j'ai mal et pas dans la poitrine. Il est vrai que je n'ose pas trop respirer. Je me suis endormie bien apaisée. Atrix dans la pièce à côté poussait des cris furieux dans le téléphone j'ai entendu que quelque chose était brutalement renversé. Le soir Mars était là ce qui m'en a dit plus long sur le départ de Patrice.


05
Et le feu a commencé à me suivre. Je n'y ai tout d'abord rien trouvé de particulier. Qu'un cendrier la poubelle ou un journal s'enflamme n'a rien de spécialement remarquable et nous étions accoutumés à tout voir se décharner autour de nous; nous aimions le vide. Les objets n'étaient rien que d'usage. Et l'usage les ravageait. Aucun parmi eux qui pût bouffer notre espace.
Un soir nous étions Atrix et moi dans un restaurant du boulevard Montparnasse. Un restaurant oriental qui avait un menu végétarien et que nous venions de découvrir. Mars venait juste de partir pour un festival de musique en Tunisie et donc nous étions un peu flottantes. On s'est assises dans ce resto sans même savoir si on avait faim. Cela s'est mis à sentir le brûlé, nous attendions la fin de notre commande.
Atrix a bondi, moi aussi la voyant : tout ce qui était sur le dossier de ma chaise était enflammé. Il y a eu panique parmi les employés dans le restaurant vide de clients car il était un peu tôt pour dîner, ma veste était à demi brûlée et mouillée. Le patron son seau à la main a refusé que l'on continue à nous servir il préférait nous voir parties et nous a fait grâce du prix de ce qui avait été déjà consommé. Je n'avais pas même fumé de cigarette. Et il m'a plu de penser "j'attire le feu".
Je maigrissais et j'aimais l'idée du dessèchement. J'avais encore deux dents un peu cassées sur le devant des suites de ma chute sur le trottoir quand on m'avait tiré dessus et vers la fin à force de m'ennuyer à l'hôpital j'avais coupé mes cheveux avec une paire de ciseaux à ongles.
En fait même si Will et ses amis me recherchaient sans doute ils ne m'auraient pas reconnue. J'avais acheté aux puces du Kremlin-Bicêtre des chaussures d'homme noires spécialement disgracieuses de vraies chaussures de curé en soutane et un pantalon noir de petit garçon que j'avais un mal de chien à fermer.
Puis il y a eu l'incendie de l'atelier du passage Bullourde. L'immeuble n'était que d'ateliers où restaient encore quelques artisans tapissiers et où s'installaient des peintres des sculpteurs de jeunes architectes. L'un d'eux fut prêté à un garçon avec qui je passais pas mal de mon temps et nous dormions un matin quand le feu a pris au dernier étage. J'entendais dans mon sommeil un bruit de pluie sur les tôles et je pensais que c'était trop dégueulasse dehors que je ne me lèverai pas. C'était en fait le crépitement des flammes. Deux bouteilles de gaz ont explosé à l'étage au-dessus de nous sans que le bruit nous éveille. Ce furent les cris et l'angoisse d'une petite foule amassée dans l'impasse qui parvinrent en alarme jusqu'à nous. Nous nous sommes habillés et nous avons pris dans la fumée qui en descendait l'escalier. Nous avons ensuite surveillé d'une fenêtre de palier dans l'immeuble en face les progrès des pompiers. L'immeuble était fini lorsqu'ils sont partis. Tout ravagé tant par l'eau que par le feu. Nous avons trouvé sur le lit plusieurs récipients de verre -il y en avait une collection à l'étage- fondus agglutinés sur des objets méconnaissables et le large couloir noirci toutes ses portes enfoncées était devenu si étranger... Nous le longions le coeur délicieusement serré. Tout le travail de mon ami avait brûlé.

Je suis partie dans ma maison dans le Sud, seule. C'est là que Will m'a retrouvée. Il était avec une femme. Mathilde. Ils m'ont appris que Mars s'était enfui en Colombie après avoir précipité Atrix (ils ont toujours su que j'étais chez elle) par une fenêtre. C'est du moins ce qu'elle a dit à ses parents venus la chercher avec une ambulance; ils l'ont quasiment enlevée de l'hôpital. Depuis elle est chez eux en Allemagne. Elle sera un peu longue à réparer mais dans un an à peu près tout ira bien. Et voilà. Je l'envie déchargée d'elle-même à se réveiller des anesthésies, légère comme une inexistence dans des univers blancs.

La mort tourne doucement dans ma tête en lentes explosions blanches les cicatrices des balles sont toutes petites maintenant, rosâtres. Je guéris vite. Dès qu'il fait un peu chaud je porte des tee-shirts et mes doigts frôlent toujours cette double trace devant et derrière mon bras.


06
Le rire de Mathilde, violent qui rebondit sur la frange des vagues, le petit déclic sec et brutal de son arme dont elle m'apprend le maniement parfois elle tue un oiseau. Mes balles à moi s'enfoncent dans le sable.
Elle rit comme claque une porte de métal dans un écho infini pour masquer sa froideur sa colère son inintérêt comme se dresse soudain un mur. Elle se moque de moi car c'est tout ce qu'elle trouve en elle qui approche un sentiment et elle frotte machinalement sur la hanche de son pantalon de toile son revolver trapu à canon court. Elle rit toujours pour détourner avec ses dents de ce regard plat et noir inengageant : c'est tout professionnel de sa part.
Ils sont là depuis plusieurs jours et c'est comme ça que nous passons le temps elle m'apprend à tirer et massacre des oiseaux de mer. Mais je m'ennuie; je regarde tomber chaque soir et la plongée lente du soleil derrière l'horizon me remplit d'effroi. En ville il n'y a pas de crépuscule. Eux voudraient bien rester un peu.
Mathilde me passe les clefs de son appartement à Paris en échange de ma maison. Ils gardent ma voiture mais me donnent en liquide de quoi couvrir très largement un billet d'avion, un taxi. Je n'aime pas prêter ma voiture mais je ne peux pas avoir l'air minable attachée à des détails.

L'appartement de Mathilde me surprend pour quelqu'un de jeune. C'est vrai que la première fois que je l'ai vue elle m'était parue plus âgée, c'est son style je crois. Il est très grand c'est un appartement de riche bourgeois. Un décor de professionnel et impersonnel au possible stérilisé quasiment. Confort. Elle travaille dit-elle pour un bijoutier d'où son permis de port d'arme. Des armes d'ailleurs il y en a encore deux ici qui ressemblent à celle avec quoi nous tirions sur la plage. Je suis arrivée il y a une heure et en train d'inventorier le contenu d'une corbeille où les fruits commençaient à être trop mûrs quand on a sonné et la porte d'entrée s'est ouverte. Un homme est apparu. Vieux pour moi peut-être cinquante ans. Se présente comme un cousin de Mathilde utilisant aussi l'appartement pour ses séjours parisiens, sachant ma présence et venu seulement préparer une valise. La chambre où il se rend en effet est une sorte de chambre d'amis. C'est celle qu'il me propose d'habiter car ses possessions y étant réduites on y dispose encore de beaucoup de place. J'y transporte mon sac.
Il me propose de boire quelque chose mais je ne bois pas d'alcool un jus de fruits merci, s'installe dans le salon avec les verres et des trucs à grignoter, grignote appelle un taxi me dit de ne pas m'inquiéter de ranger et s'en va. Je finis mon jus de fruit. Le frigo est plein de trucs délicieux; je mange et puis j'ai sommeil. Je regarde en me couchant dans le tiroir près du lit, il n'a pas emporté son arme.

Un bruit terrible, je reçois des coups il y a du verre cassé sur mon visage et sur le lit je ne sais plus où je suis.

— Salope, salope.

Hurle la femme qui tente de me tuer et cherche un moyen. Je comprends soudain qu'elle va ouvrir le tiroir je la devance je prends l'arme me roule en boule autour sous les coups redoublés et maladroits. Elle a des mains griffues qui tentent de me l'arracher. Je connais ma leçon je sais tirer je tire. Deux fois.
Elle se redresse recule de trois pas se retourne comme pour sortir puis elle penche d'un côté et s'écroule sur place. Elle se met en chien de fusil et tremble un peu. Je m'habille sors de l'immeuble et ne sachant que faire ni où aller j'appelle Mathilde chez moi depuis une cabine. Bien sûr je ne veux trop expliquer mais elle voit bien que c'est sérieux. Elle me donne une adresse un numéro de téléphone me dit d'appeler sans tarder pour de l'aide.

J'ai eu l'aide : tout a été inspecté nettoyé plus aucune trace de mon passage. Ganté son ami a changé le sac de l'aspirateur et m'a demandé de le passer gantée aussi très soigneusement dans la chambre autour de la morte -il s'était assuré qu'elle l'était bel et bien- sur quoi il a jeté une couverture et dans les endroits où j'étais passée depuis la veille cependant qu'il prétendait rassembler les affaires de Mathilde. Le verre du cousin de la veille est resté sur la table.

— C'est le mari me dit-il c'est normal qu'il soit là.

(Le mari de qui ?) La femme (ah, le mari de la morte ?) a dû me prendre pour sa maîtresse. On l'a laissée là. Rien de surprenant : c'était chez elle mais je ne l'ai su que plus tard.
Je lui avais raconté comment cela s'était passé, il a pris dans sa main protégée la main manucurée et un par un il a soigneusement nettoyé sous les ongles au-dessus d'un kleenex. Je regardais un pied qui dépassait aussi et qui avait l'air comprimé dans un mocassin ultra neuf dont j'avais vu les mêmes chez Carel. Nous avons emporté draps et couvertures laissant nu le matelas que nous avons recouvert d'un plaid trouvé dans un placard.
Lorsqu'il fut satisfait nous avons cambriolé, plutôt un simulacre, jeté le désarroi dans le contenu d'un bureau dont furent forcées les serrures. Nous sommes descendus quand ce fut fini directement au parking, lourdement chargés veillant à ne croiser personne. Il est retourné dans l'appartement pour prendre encore un sac j'ai défait le foulard qui tenait mes cheveux. Nous avons laissé les draps dans un pressing éloigné, la couverture et le couvre-lit dans un autre, jeté le sac de l'aspirateur et les autres débris et spécialement fait un crochet par le canal St Martin pour y jeter l'arme nettoyée : ça l'amusait de penser qu'on la trouverait à la prochaine vidange du bassin.
à onze heures nous étions chez lui buvant du café.

Mathilde est remontée du Sud très vite. J'attendais chez son ami. Elle arriva le soir. La femme n'aurait pas dû être là dit-elle ça faisait un moment qu'ils étaient partis vivre en province, seul son mari revenait régulièrement. Elle continua ses mensonges sans vraiment paraître s'inquiéter d'être crue de toute façon. Je n'avais pas beaucoup de choix ce que je pensais n'importait pas trop en la circonstance.
J'ai fini par savoir que cette mort avait été commanditée et que ce n'était pas pour rien qu'ils me fournissaient aussi libéralement en argent liquide. Le client était le mari dont le voyage de la veille était une mise en scène et moi là-dedans j'étais testée -comme homme de main en quelque sorte.


07
Quelque chose se défait comme éclate une bulle comme s'ouvre une porte verrouillée quand l'édifice s'effondre lentement sur lui-même. Un souvenir accroche la lumière brièvement avant de perdre consistance et disparaître.
Et je marche en été dans un square désert sous l'ombre fraîche des arbres. Soudain tout n'est que cris courses galops; de lourdes chaussures projettent le gravier de l'allée je suis bousculée par trois créatures gigantesques vêtues de joggings bleus et qui courent plus vite que n'importe quel être vivant. Ils ont de toutes petites têtes aux mouvements très vifs ils me paraissent très pâles et leurs cheveux sont coupés très courts. L'un se retourne et me regarde très brièvement sans ralentir; celui-là n'a ni cheveux ni sourcils sa peau est parfaitement blanche. Quelque chose s'agite dans le dos d'un autre. Je dois rêver cela ressemble à des ailes atrophiées ou des bras bizarrement placés avec des membranes je ne comprends pas bien je n'ai pas le temps. Je suis immobilisée par derrière, une voix souffle dans mon oreille

— Police soyez calme tout va bien.

La main est sur ma bouche ça sent l'after-shave. Je vois au bout de l'allée les trois fuyards criblés qui s'écroulent aussitôt un attroupement bleu se fait autour. Arrive une ambulance, on les met sur des brancards l'ambulance s'éloigne les flics se regroupent

— Et le témoin ?

— Elle vient avec nous.

Je monte en voiture entre deux à l'arrière la sirène nous ouvre un passage et nous voici devant un haut mur en un lieu qui ressemble aux boulevards extérieurs. Le portail se referme je n'ai pas le temps de voir la cour je me retrouve dans une pièce exiguë. Quelqu'un vient qui me dit de ne pas m'inquiéter qui me pose des questions sur ce qui s'est passé dans le square. Une femme apporte des cafés j'en accepte un, l'homme me pose toujours des questions mais je commence à me sentir confuse. Pendant que je tente de me rassembler la femme revient avec une trousse à la main. Elle l'ouvre remonte ma manche place un garrot et me pique dans la veine. Je me sens extrêmement floue; un jeune homme entre dans la pièce il porte un jean et un tee-shirt. Il a mon sac à la main m'accompagne jusqu'à une voiture dans laquelle il m'assoit. Ce n'est pas une voiture de police.
Il connaît mon adresse me soutient pour quitter la voiture et entrer dans le hall il ouvre ma porte avec ma clef pose mes affaires sur une table et moi sur mon lit me recouvre. Quand je me réveille j'ai tout oublié.

Et tout éclate maintenant comme des bulles au soleil. Oubli.


08
Je n'ai jamais été calme ni cool aucun goût pour la relaxation et le massage. Ni fun. Je dors bien. Dormais. Et maintenant encore. Quelques rêves épars comme une goutte d'encre dans l'océan ma vie.

Tous ceux qui veulent vivre dans le monde où ils sont nés; dans le mensonge à l'usage des enfants. Où la chèvre blanche de Monsieur Seguin se bat toute la nuit contre le loup pour mourir au matin ensanglantée pendant que Sainte Blandine rougit la robe des taureaux et que la course vers la mer des enfants dans les dunes fait fuir en débandade les sauterelles des sables qui ouvrent en s'enfuyant de grandes ailes bleues. Mais comme un noeud de serpents l'illusion que le désir enfante et engloutit avidement se tord sur elle-même, la lumière se brise toujours différente sur les corps lents et luisants.
Dans la morose uniformité d'une vie pas une seconde ne ressemble à une autre et rarement sont-elles vécues directement. Je voulais tout enjamber tout oublier avancer vite et ne laisser aucune trace. J'espérais qu'en fin de compte se produirait en moi ce lent et lénifiant épanouissement de la quiétude la sérénité définitive. C'est chose faite ou au moins commencée.

Alors je me suis enfuie. Rien ne me reliait plus à cette femme morte. Ils avaient fait disparaître les traces et devaient refermer leur mâchoire sur moi. Je voulais gagner du temps. Je suis partie avec Guy à La Garde Freinet sans prévenir.
Guy avait quinze ans et demi il en semblait aisément 20 et il était amoureux de l'un de mes ex-amis. Pour l'heure il venait d'acheter une voiture et ne pouvait l'utiliser. Il ne s'en privait pas mais il préférait s'assurer la présence de quelqu'un qui conduisait légalement. La première fois que je l'ai vu un an auparavant il s'était rué dans l'appartement avec un chien dans un panier demandant qu'on le cache si par malheur il était recherché. Car en voulant rendre visite à mon petit ami qui lui avait donné mon adresse, il s'était trompé d'escalier et était entré sans avertir dans un autre appartement dont il avait trouvé la porte ouverte.
Il avait dû commencer à s'y conduire comme chez lui quand est apparu un petit vieux agressif avec qui les relations se sont très vite dégradées au point que le vieillard a fini par recevoir quelques coups de chaise bien placés mais un peu trop violents. La mémé a appelé l'ambulance et en effet quelques moments plus tard on a sonné chez nous et des voisins avec la police se sont introduits dans l'entrée. Mais nous n'avions vu personne. Ils ont jeté un petit coup d'oeil superficiel avec mon autorisation sans avoir l'air de me croire, ils ne pouvaient faire plus sans être officiellement mandatés. Guy était avec son chien caché dans le placard de la salle de bains.
Il a réapparu vêtu d'une sorte de kimono trouvé au portmanteau et s'étant fait un turban désirait m'acheter le tout pour sa fuite de l'immeuble. Plus un sac de voyage pour le chien. Après avoir semé la pagaïe pendant plus d'une heure il a fini par s'en aller. Sa sortie de l'immeuble se passa sans encombre mais c'est sans doute parce que personne ne l'a croisé. Après ça il devint assidu et jamais personne ne manifesta par le moindre signe qu'il était reconnu. Pourtant dans cet immeuble de familles et de retraités où l'on avait plus ou moins l'oeil sur nous il était impossible qu'il passât inaperçu.
Une nuit qu'il avait sûrement abusé d'un mélange d'alcool et de calmants il était sorti se promener nu et nous l'avons poursuivi jusqu'à Denfert-Rochereau. Le ramener dans nos bras enroulé dans une couverture ne fut pas sans difficultés. Nous avons dû fermer la porte à clef et empocher celle-ci pour l'empêcher de recommencer. Je me suis endormie et c'est la personne qui était là aussi un ami que tout cela ne concernait pas qui dut gérer jusqu'au matin cette montée effrénée.

Pourtant ce voyage a été calme; très tranquille même pour quelqu'un qui connaissait Guy. Tout au plus avons-nous fui deux fois sans payer l'essence et un restaurant attend toujours le règlement de l'addition.
à Saint Tropez la voiture fut livrée à sa soeur qui travaillait au Papagayo, une jolie fille blonde et plantureuse alors que Guy était très brun et menu chez laquelle nous sommes restés quelque temps avec d'autres amis. Quand j'en suis partie l'atmosphère commençait à se dégrader la jeune fille trouvant son lit occupé tous les matins quand elle rentrait fatiguée de la gent humaine. Ils étaient toujours au moins quatre à y dormir et au moins un animé des mêmes intentions que celles avec quoi elle traitait toute la nuit.

J'ai rejoint La Garde Freinet où Oraline connaissance parisienne mandatée par sa mère venait d'acheter un terrain lequel pour l'instant s'aménageait gentiment en campement oriental et où de diaphanes chambres à coucher s'installaient sous les arbres à l'aide de hamacs et de moustiquaires. Un jour mon ex-ami qui était devenu celui de Guy et était resté avec lui chez sa soeur a décidé de prendre un peu le large et a voulu venir vivre avec nous où en l'absence d'Oraline il y avait moins de tensions.
Nous sommes allés chercher son sac dans l'appartement et nous marchions côte à côte rejoignant la route quand mon ami s'est effondré : Guy furieux de l'abandon nous suivait et lui avait planté un couteau à pain dans le dos.
Ambulance quelques heures de coma police arrestation du suspect. Nous sommes allés le voir au poste et lui apporter du chocolat. Il avait caché ses calmants dans ses oreilles. Dans le dos des policiers il nous faisait des grimaces et retirant ses mains menues du bracelet des menottes plongeait les doigts dans ses oreilles et nous montrait les tablettes qu'il y recachait aussitôt. Absence de plainte; il n'est pas resté en prison. L'été semblait définitivement fixé comme sur une peinture on n'avait même pas vu venir l'automne quand fin septembre je suis remontée vers le Nord dans la voiture d'un garçon qui avait été tout l'été cuisinier et qui rapportait un coffre rempli de surgelés dont il espérait faire sa subsistance pour le voyage. On n'aurait même pas pu rêver une mesquinerie telle que la sienne. Dès la première station de métro je l'ai quitté, tchao.
Froid humide pas de lumière l'odeur du métro.

Je suis allée chercher mon courrier. Depuis trois mois il y en avait beaucoup. C'est une boîte dont j'ai la clef mais l'appartement qui va avec a été loué. L'argent de deux loyers fait une vie de rêve sous le soleil c'est bien connu. Trois messages de Mathilde. Une adresse un téléphone. Le contenu de mon sac s'est tout au long de l'été dispersé, inutile de s'encombrer; mais ici le froid me transit. Le retour me déprime. Je cherche une cabine. J'appelle Mathilde.


09
Mathilde rit. En roulant elle a jeté mon sac par une fenêtre de sa voiture sur le périph. Je lui passe mes chaussures qui sui-vent le même chemin et j'entre un peu plus tard pieds nus sous la pluie dans une boutique de la rue du dragon. Personne ne bronche au contraire : je suis trop bien accompagnée tous les égards sont pour moi. Mathilde assise dans un coin allume une cigarette à la précédente et demande un café. Ce que je prends lui importe peu; elle n'est pas ma mère. Elle rajoute cependant au paquet un manteau chaud douillet imperméable. Elle aime ce manteau mais il ne lui va pas. Elle est contente du prétexte pour l'acheter. Bon. Il est strict c'est le moins qu'on puisse dire du genre pas salissant.
C'est dans son vrai appartement qu'elle me conduit cette fois. Plus petit. Cossu comme l'autre mais beaucoup moins ostentatoire dans un immeuble tout neuf au dernier étage. Quand la nuit tombe au niveau de la rue le soleil chez elle est encore à rougeoyer sur le mur blanc. Nous n'avons pas grand-chose à nous dire en vérité; elle range mes vêtements neufs dans le placard d'une minuscule chambre d'amis.
Trois fois par semaine nous allons à la piscine; elle m'apprend la nage efficace. Le soir nous sortons dîner souvent au même endroit. Elle n'approuve pas mon goût pour les friandises, les glaces gigantesques surtout. Par contre quand je décide de manger avec mes doigts –sans salir l'annulaire et le petit doigt ce qui est grossier en Inde- elle trouve ça amusant. Elle renonce à allumer la télévision car je ne peux en supporter même le son. Elle nettoie et dorlote ses armes je lis ses magazines et des romans. En un mois j'ai fait deux fugues rien de sérieux avec des garçons rencontrés dans la rue. à peine avaient-ils ouvert la bouche que je regrettai de m'être laissée accoster. Tout ce qui suivait était seulement ennuyeux.
Une fois nous avons pris sa voiture et nous sommes allées en banlieue. à l'arrière du périmètre d'une conserverie flambant neuve étaient encore les anciens bâtiments abandonnés. Il était facile d'y accéder par un portail rouillé qui semblait oublié. Le monte-charge fonctionnait toujours. De la terrasse bétonnée, nos vêtements plaqués par le vent, nous regardions appuyées à des rambardes tordues qui tachaient de rouge nos mains tout ce paysage urbain de voies parkings cités et d'anciens petits coeurs de village. Elle ouvrit son sac monta son fusil. Je gardais l'air à la coule affectais de ne pas m'y intéresser. Elle s'approcha de moi :

— Voyons si tu penses vraiment ce que tu dis à propos de la vie et de la mort.

Elle me mit le fusil dans les mains :

— Il est prêt vas-y

— Où ?

— Où tu veux, (elle montrait le paysage) tiens là !

Un bac à sable et deux ou trois portiques dans un square sinistre des bonnes femmes sur des bancs autour des enfants dans le sable.

J'ai levé le fusil il était lourd. J'ai tiré j'ai raté mon coup personne n'a même rien remarqué là-bas. J'ai senti le choc de la crosse sur l'épaule. Mathilde rit reprend l'arme. Elle l'épaule et tire. Je regardais le square je ne vis rien de spécial.
Et soudain une femme a sauté de son banc s'est ruée dans le sable d'où s'éloignaient quelques enfants dont d'autres femmes s'emparaient hâtivement. Il y eut un mouvement convergeant vers un anorak rouge qui ne bougeait pas au bas de l'échelle du toboggan. Puis très vite s'amorça la débandade mais déjà nous ne regardions plus. Mathilde démontait le fusil le remettait dans son sac. Impénétrable.
Nous avons pris le monte-charge nous sommes rentrées dans la voiture et parties. S'était-il passé quelque chose ?

— C'est la meilleure façon de mourir me dit-elle stopper une balle quand on ne s'y attend pas.

Je n'ai même pas répondu je n'avais rien à en dire. J'aurais eu beau chercher je n'avais pas d'opinion réellement à ce propos. Je pensais à mon expérience la plus proche de la mort l'anesthésie cette inexistence et la nostalgie qui m'en restait. Je ne vois pas comment j'aurais pu la contredire.

Un petit filet glacé s'insinue il brûle et corrode comme de l'acide disperse les pensées qui s'éloignent en cercles de plus en plus larges au centre pointe l'os crânien qui protège encore la matière à l'activité faiblissante et enfiévrée. L'océan entretient plus longtemps ce mouvement. La mémoire désagrégée réassemble un peu plus loin des bribes éparses. L'eau est lente à se défaire de la vie.

D'habitude Mathilde déjeune toujours, pas moi. Mais ce jour-là elle s'en est passé. Au lieu de quoi nous sommes allées chez un coiffeur de Sèvres Babylone qui nous a refait une coupe. La mienne ne m'a pas plu; Mathilde était plus Mathilde que jamais. Tellement clean, surtout après les deux heures de soin à l'étage supérieur institut de beauté. Je me suis fait retirer tous les poils à la cire. Mais l'affectation et les minauderies des officiantes me faisaient mauvais effet, les soins du visage sont d'un agaçant et pour finir la peau rouge et brûlante. Et les mains les pieds c'était trop. Avant de partir j'ai mouillé mes cheveux pour me donner une chance de me reconnaître mais Mathilde avait raison : rien à faire, c'est la coupe.
Elle avait rendez-vous ensuite chez son patron le bijoutier (plutôt le PDG d'une grosse société) et je l'ai attendue dans sa voiture mal garée. Je regardais dans le rétroviseur ma figure toujours rouge. Il y avait une pâtisserie en face, je suis allée m'acheter une bouchée au chocolat. Elle me proposa lorsqu'elle revint de la conduire à Poitiers le lendemain contre salaire avec une voiture de fonction. Une livraison de bijoux. Tous ces soins n'étaient donc pas pure fantaisie. Boulot boulot.


10
La voiture petite et compacte était noire et elle avait les vitres fumées. Le voyage se passa très bien si ce n'est que nous dûmes tout faire d'une traite, Mathilde une fois en possession de la mallette ayant refusé que nous fassions la moindre halte jusqu'à la livraison.
Le soir nous avons dîné avec le client et son fils. Le lendemain Mathilde s'est levée à 6 heures et demie. Ce dernier nous ayant invitées à aller voir dresser ses chiens dans un chenil à quelques kms. J'ai continué à dormir. Je n'aime pas les chiens.
à 11 heures quand ils sont revenus Mathilde avait les joues toutes roses et les yeux brillants -l'air frais de la campagne. Il voulait déjeuner avec nous mais nous n'avions pas envie de nous attarder et nous sommes reparties à Paris. Je souhaitais que ce type se fasse bouffer par ses chiens. J'ai dit à Mathilde qu'il y a du canigou qui se perd. Elle a fait semblant de ne pas comprendre j'ai bien vu qu'elle m'avait parfaitement entendue.
Deux jours plus tard le type qui s'appelait Christian a téléphoné à l'appartement. Il avait quelque chose à remettre à Mathilde mais c'est sur moi qu'il est tombé et en l'absence de celle-ci je ne me suis avancée en aucune façon. Je n'ai même pas dit quand elle rentrerait. Elle n'est rentrée que trois jours plus tard. Il appelait le matin et le soir. Quand elle est revenue et qu'ils se sont parlé la conversation a été des plus échauffées. Mathilde a raccroché le visage dur et fermé.

— Sale con.

Après quelques secondes de réflexion elle se tourne vers moi :

— Bon, je voudrais bien que tu me rendes un service. Je ne veux plus voir sa gueule il me rend malade. Je vais t'accompagner à son hôtel tu monteras je t'attendrai en bas. Il a seulement un paquet à te remettre. Tu lui diras de ma part de ne pas s'attarder ici; je ne suis pas sûre qu'il l'ait encore bien compris.

Elle a pris une trousse à outils et nous sommes parties. L'hôtel avait un parking souterrain mais elle a préféré rester garée dehors pour attendre. Elle est sortie de la voiture en même temps que moi sa trousse à la main. Je suis montée j'ai pris le paquet. Toujours ce costume étriqué et ces trois cheveux malingres qu'il repousse de sa main comme si c'était une véritable toison. Il me donne le paquet je récite ma leçon.

— Ok ok vous êtes lourds. Tu vois ma valise est prête je vais même sortir avec toi. Rester ici ne me dit rien à moi non plus figure-toi.

J'ai quitté l'ascenseur au rez-de-chaussée il continuait vers son auto au sous-sol. Mathilde a roulé doucement vers une rue sur l'arrière d'où l'on voit la sortie du parking peu après nous l'avons vu et lui aussi nous a vues. Ils se sont jeté un regard indifférent qui sûrement ne reflétait pas leurs sentiments quoique sans doute à ce moment pour Mathilde le problème était réglé. Nous l'avons suivi de loin jusqu'à la porte d'Orléans.
Depuis il est mort. Il a eu un accident de voiture je l'ai appris plus tard; je n'en ai pas douté. Pas non plus douté que l'accident a sûrement eu lieu ce jour-là sur l'autoroute entre Paris et Poitiers.
Nous sommes rentrées Mathilde a posé le paquet sur la desserte près de la porte. Et un peu plus tard après un coup de fil elle est ressortie en l'emportant. Je ne suis pas restée beaucoup plus longtemps. Je marche rue de Rennes c'est une des dernières journées sans doute où il fait chaud.
Un plaisantin qui venait en face de moi glisse sa main entre mes jambes et s'enfuit en courant. Je le poursuis, entre à sa suite dans un immeuble et je me retrouve dans un atelier où il y a des machines et plein d'idiots rigolards. ça ressemblait à une imprimerie. Celui que je poursuis a disparu je n'ose pas m'enfoncer dans les arrières de l'atelier. Je demande à quelqu'un où il est mais je n'obtiens rien que de goguenard. La colère m'envahit je balance de toutes mes forces un coup de pied dans le genou devant moi.

— Rendez lui ça de ma part

Et une fraction de seconde plus tard je suis dehors à courir sur le trottoir mais personne ne me suit.

Plusieurs années auparavant je suis partie en Corse en été avec un ami. Nous avions l'intention d'en faire le tour à pied. Mais il faisait très chaud et nous avons surtout fait du stop. Cependant une fois nous avons marché sur plus de 15 kms traversant une forêt brûlée. Calcinée à perte de vue; où que nous nous tournions il n'était que cendres et charbons, les fûts noirs des arbres et le sol de poussière grise dans quoi j'enfonçais lorsque j'ai quitté la route pour aller faire pipi. J'étais oppressée par de la claustrophobie, j'aurais donné beaucoup pour être sortie de cette zone et dans le même temps j'étais sous le charme de cette terrible et rare atmosphère d'un lieu où la violence venait de se déchaîner. Animaux insectes oiseaux reptile des milliers de vies s'étaient consumées et toute la végétation. La mort s'était étendue sur tout le paysage le silence absolu le signifiait. Pas même le vent. Il n'y avait d'êtres vivants à des kms à la ronde que nous.
J'étais accroupie dans la poussière je promenais dans les débris ma main et dans toute cette cendre j'ai découvert la surface dure d'une carapace de tortue. Je m'en suis saisie avant qu'elle ne s'enfuie. Elle ne risquait pas d'aller loin. Elle n'était pas rétractée au contraire : tous ses petits os bien propres étaient sortis sans plus la moindre parcelle de chair.

L'image était devant mes yeux alors que je courais rue de Rennes. Puis j'ai cessé de courir et fis des efforts pour reprendre mon souffle.


11
Mathilde était un pion. Mais un pion estimé et protégé. Elle semblait jouir d'un statut spécialement adapté. Elle pouvait passer ses fantaisies apparemment. Rien en revanche ne franchissait ses lèvres.
Nous dînions souvent avec un homme qui n'aurait pu être son père -un peu trop jeune- mais qui lui manifestait beaucoup d'intérêt. Il aurait cependant semblé ridicule de le prendre pour son amant. Ils avaient souvent des entretiens privés, je pensais que c'était lui qu'elle servait et je sentais que quoiqu'elle en pensât quoi qu'il dût lui en coûter elle ne mettrait jamais rien en doute de ce qui venait de lui. Ce que je croyais de la nature de leur relation m'inspirait respect et admiration. Par cette relation ils évoluaient dans un cercle magique où lois et raison étaient en échec et pour ça je n'ai jamais non plus éprouvé le moindre doute concernant ce qui émanait de Mathilde.
Lorsqu'elle me disait quelque chose je m'en tenais strictement à cela. La croire en tout était un effet de ma volonté. La réalité perdait toute consistance au contact de sa voix sèche et de ce regard éteint. Tout ce qui en elle détournait l'attention, son rire ses dents ses attitudes cet aspect si soigné me plongeait dans une délicieuse contemplation sans me tromper. L'ensemble était dénué de joliesse mais chaque détail isolément était ravissant et soigné. Elle était la porte d'un gouffre insondable rien n'émanait d'elle qui ne soit contrôlé car le moindre relâchement aurait été sans doute à l'origine d'un maelström où elle se serait désintégrée.
Je ne la trouvais plus laide ni inquiétante elle était au contraire devenue une face de la beauté. Je crois qu'elle n'aimait pas la solitude tout en ne supportant pas la communauté de vie; mais peut-être que je ne sais rien d'elle et la remplis de mes propres sentiments. Ma présence avec sa neutralité et sa distance lui convenait sans doute par défaut pensais-je.
Lorsque j'appris incidemment que Christian était mort en voiture j'ai demandé à Mathilde si elle pensait qu'elle finirait aussi par bricoler ma voiture ou par m'attendre avec un flingue en haut d'un toit. Elle a dit :

— Non je ne crois pas.

J'aimais mieux en être sûre. C'est difficile de parler pour l'avenir. Je lui ai demandé de promettre qu'elle m'en préviendrait.

— ça c'est possible.

Elle ajouta :

— Mais tu ferais mieux de te mettre dans la tête que je n'ai bricolé aucune voiture.

On n'est pas allées plus loin avec ce genre de conversation. Ni elle ni moi n'en avions envie. Nous étions à Milan où personne ne nous savait. Je lisais dans les toilettes des bandes dessinées je l'ai entendue parler de cet accident au téléphone elle ne me savait pas à portée de voix. Nous n'étions pas censées être en Italie et avions passé la frontière à pied à quelque distance du poste de douane par un chemin qui s'emprunte à certaines heures il suffit de savoir où se renseigner.
Quelqu'un attendait avec une voiture que nous avons gardée arrivées à destination. Puis pendant que j'attendais au volant Mathilde est redescendue d'un vieil immeuble avec un paquet assez lourd.
Nous ne dormons pas à l'hôtel mais dans un studio. Et d'ailleurs nous ne sommes pas là nous sommes en Suisse et justement nous dînons à Lausanne avec des amis. Ce soir-là à Milan quelqu'un est mort d'une balle de fusil. Je ne sais même pas qui, je n'ai pas lu les journaux le lendemain. C'est moi qui ai conduit jusqu'à la frontière helvétique, demain nous aurons fait à Lausanne la grasse matinée le dîner s'étant prolongé jusqu'à l'aube. Nous reprenons le train de nuit pour Paris.
Dans le train elle m'a dit que le convoyage des bijoux était certes son métier officiel; mais ce qu'on lui demandait le plus souvent c'est d'être garde du corps. Justement car elle était une femme et que cela pouvait rester très discret. Cela ne lui plaisait pas trop à cause de sa répugnance à s'intégrer à une équipe. Elle n'avait aucune confiance dans ces hommes dont elle connaissait un peu certains ce qui n'aidait pas à la révision de son point de vue. Elle pensait que dans certains cas il serait possible que je sois chauffeur et alors en équipe réduite seulement elle et moi elle aurait bien les choses en mains. La discrétion dans ce cas serait inégalable.
Je n'ai pas dit oui. M'engager ainsi je trouvais ça un peu répulsif. Je n'étais pas sûre d'aimer assez l'adrénaline et je n'avais pas envie d'en trop savoir à propos de tous ces gens. Mathilde pouvait toujours, elle ne s'en était pas privée, m'utiliser spontanément sur le coup d'une inspiration selon les besoins à mon insu même en me faisant tomber dans des pièges, ça n'avait pas l'air de la gêner d'habitude.
Quelque chose m'a semblé se rompre dans la fluidité de nos relations. Mais bien sûr l'obstacle passé le courant reprendrait. Déjà l'idée commençait à m'en sembler naturelle. Oui-non non-oui, j'ai préféré oublier la question sur le moment; elle était de toute façon introduite et ferait silencieusement son chemin. Dans quelques jours on verrait où elle serait arrivée.


12
Bien pliée dans un coin de la ville dans une petite case bien rangée. Un lit étroit les pieds à deux mètres du mur dont toute la largeur est occupée par une baie sur le vide (je pourrais fermer le store mais j'aime voir la ville très loin) et derrière ma tête un autre mur. Comme dans un tiroir. Je sens au-dessous de moi quantité de corps dans leur logement, tout cet entassement de petites cellules où sont allongés ou assis rarement plus de 2 individus à la fois. Je suis placée au trois quarts environ de la hauteur d'un empilement parmi des milliers d'empilements semblables à peu de chose près et bien serrées. Toute une colonie de corps blancs leur animalité en ruine n'ayant pas la force ou pas le courage d'achever leur mutation, fragiles avec autour d'eux le cercle magique d'objets semblables infiniment répétés, dans de petites alvéoles. Ils regardent ces objets et se redisent leur nom. Tout ce que l'on nomme est apprivoisé.

Dans le noir tout disparaît et il faut fermer les yeux. On les rouvre ensuite et tout est devenu différent. Toutes ces boîtes les unes sur les autres ces recoins habités. L'hôtel a 18 étages; je suis devant le vide. Seule issue une porte qui s'ouvre sur un labyrinthe de couloirs et de boyaux sans parler des ascenseurs, avant de se retrouver dans la rue. L'indifférence pétrifie mes sens. Je m'éteins j'attends que passe le temps. Je ne retournerai plus chez Mathilde. Tout-à-l'heure je suis rentrée. On m'a dit qu'elle n'est pas morte; celui qu'elle appelle Mimi. J'ai ouvert la porte. Deux hommes étaient là, et Mimi. Ils rangeaient. Mimi était assis à une table et lisait des papiers dont l'un des deux ramassait au sol le restant. C'était plein de choses brisées. Une chaise avait été fracassée contre un mur. Je me suis tournée vers ma chambre et j'ai vu près du couloir sur le mur une longue giclée de sang qui commençait à sécher. à partir de là je me suis aperçue qu'il y avait du sang partout. Dans ma chambre et dans celle de Mathilde.

— Rassure-toi ce n'est pas le sien. Mais elle est partie elle ne reviendra pas avant longtemps. Tiens bois un cognac.
J'ai bu mais ma tête n'a pas cessé de tourner. Au bout d'un moment je me suis retrouvée assise sur le canapé. Les deux hommes rangeaient toujours. Ils avaient presque fini d'arracher le papier peint sur le mur en face de moi. Celui des chambres attendait froissé au sol d'être serré dans les sac-poubelle. Mimi a dit :

— Ah te revoilà ça va mieux ? On va aller dîner puis je te déposerai à un hôtel. Prends tes affaires; il ne faut plus revenir ici.
Ce fut un dîner ridicule. Mimi a commandé comme pour huit mais il n'a fait que boire ce qui semblait sur lui sans effet. Et dans l'heure que nous avons passée là je ne suis parvenue à mastiquer que deux bouchées. Nous n'avons pas beaucoup parlé non plus. Lui seulement juste pour régler des détails pratiques. Il m'a donné une plaquette de calmants pour rêver plutôt que penser. De l'argent aussi et un chèque. Je devais aller le voir le lendemain sinon dans quelques jours à son bureau où j'étais parfois passée avec Mathilde. Et soudain après un très long temps sans parler un peu sans doute par envie de parler de Mathilde un peu pour ne pas attirer l'attention sur ce repas silencieux où déjà une partie des plats allaient retrouver intacts la cuisine il me dit :

— Tu sais, Mathilde est très personnelle parfois elle fait des choses on se demande pourquoi.

Et il me raconte cette histoire qui remonte à trois ou quatre ans en Suisse au bord du lac où Mathilde et lui étaient en villégiature. La maison voisine était occupée par un musicien qui marchait bien à l'époque et toute sa bande. C'était l'été. Ils se croisaient parfois dans la ville ou les restaurants. Mathilde a pris un bateau un jour et par l'arrière elle a balancé une grenade en plein petit-déjeuner. Il y a eu trois morts dont le dernier fils du musicien et presque tous plus ou moins blessés je m'en souvenais bien. Elle a toujours soutenu n'être pour rien dans cette histoire mais lui qui occupait la même maison savait sans en douter que c'était bien elle.

Je n'ai pas pris les calmants j'ai quand même fini par dormir.
Le lendemain matin je me suis réveillée très tôt. J'ai mangé un petit-déjeuner monstrueux -tellement qu'il m'a aussitôt rendormie. Je me suis réveillée pour vomir. J'avais une bonne crise de foie. L'hôtel était réglé pour quinze jours. Je pouvais aussi bien sûr le renouveler en passant voir Mimi. Je suis restée quatre jours sans sortir malade dans la pénombre. Un médecin est venu il m'a dit de dormir de ne pas bouger de là et d'avoir très chaud. Pas difficile d'obéir. Pour une fois que j'aurais bien regardé la télé cela m'était impossible à cause de la migraine que rien ne pouvait calmer. à un moment j'eus soudain un instant de panique en me demandant où j'avais laissé ma voiture. Avec cette réaction j'ai retrouvé l'état avant Mathilde.

Je ne suis pas allée voir Mimi. Je trouvais qu'il valait mieux ne pas avoir affaire à lui je ne désirais pas le connaître davantage. Il avait l'attrait d'un être dangereux mais je trouvais très sain d'être ignorante à son propos. Après quatre jours d'enfermement dans cette pièce triangulaire qui s'ouvrait sur le vide je me plaisais bien amaigrie et un peu jaunâtre.
Un taxi m'a déposé près du centre commercial Montparnasse que j'ai traversé en coup de vent aussitôt ressortie à l'autre bout après être restée appuyée au mur à côté de la porte à dévisager ceux qui la franchissaient derrière moi. Je me suis hâtée vers Vavin en surveillant mes arrières -je n'ai rien remarqué- et j'ai pris une autre voiture pour la porte de Vanves. Ensuite j'ai marché jusqu'à la maison où était mon auto depuis mon départ à Saint Tropez. J'espérais qu'elle y était encore cela faisait quand même presque 9 mois que je n'avais pas donné signe de vie. Peut-être que quelqu'un s'en était servi et que j'étais recherchée pour délit de fuite après avoir écrasé une mère et son landau. Je ne m'inquiétais pas trop. Le seul risque à mon avis était un déménagement. Ce qui repousserait mon adresse dans ma boîte à lettres dans le sud-ouest. Mais tout est là la maison la voiture sauf Emil. Je connais les cachettes des clefs. Irrésistiblement j'ai envie de rester un peu là.

Je retourne en voiture à l'hôtel je reprends certaines choses à quoi je tiens mais je laisse le sac et quelques objets de toilette. Je ne veux pas que l'on croie tout de suite que je suis partie. Je ne reviens pas aussitôt je prends le temps de boire un jus de fruits dans un café très fréquenté qui a deux entrées sur deux rues. On n'a pas l'air de me suivre. Je me sens étrange à conduire dans Paris ma voiture. Comme si une séquence avait été coupée au ciseau sur une pellicule. Je retrouve cette personne qui s'effaçait.

Si Emil ne le sait pas encore sa maison abrite désormais un locataire de plus. Pour donner du poids à ma décision je pars faire des courses et je remplis le frigo puis sur un plan de Paris -Mathilde m'a donné des habitudes- je me mets en quête d'une piscine qui ne serait pas trop éloignée.


13
à minuit j'étais toujours seule dans la maison et je n'avais vu personne. Je restais dans le canapé de la plus grande pièce sur le devant. Je commençais à somnoler vaguement. Je regrettais Mathilde. Je me sentais avec elle en sécurité en adéquation. Tout était autour d'elle tellement étrange qu'il n'y avait aucun problème car il aurait encore fallu pouvoir les formuler. Plus que de la sécurité une sorte de communauté qui permettait que tout et la communauté même devienne indifférent. Elle avait en elle le vide et le calme. Ce qu'ailleurs on appelle horreur elle marchait dessus avec indifférence.
Qu'elle soit partie me rejetait dans un univers où je faisais figure de pièce difficile. Cela grippait j'étais un peu coincée aux entournures. Certaines choses ne pouvaient se dire et non plus se penser. Déjà le salon de Emil qui était pourtant un ami depuis très longtemps me parlait clairement il affichait ses opinions et je voyais bien que tout un pan de moi était repoussé dans l'ombre.

— Emil ne rentrera que dans une semaine.

La fille qui me disait ça était arrivée vers midi me réveillant. Il lui avait prêté une pièce pour répéter et en effet je la suivis dans une grande pièce vide de meubles sinon une machine à coudre sa chaise et un petit magnétophone à cassettes. à part ça un véritable fouillis oriental de toutes les horreurs et fanfreluches que l'on peut trouver principalement chez les grossistes de la rue du Caire ou les alentours du marché Saint Pierre. En plus il y faisait froid. Nous sommes revenues dans la cuisine faire du café. Elle parlait parlait parlait elle avait un physique accaparant vraiment elle remuait de l'air.
Le café m'a rendue malade je me suis trouvé à l'étage une chambre où entrait un petit soleil bien maigre. Je flottais entre rêve et éveil en écoutant la machine à coudre et en boucle toujours le même morceau de musique au pied disco.

Je voulais disparaître... Eh bien j'ai disparu. Dans la nuit. Sous une couche de rouge et de noir sans compter le pancake avec un pseudo ridicule de poufiasse dévorée par la lumière artificielle la paillette la plume de boa.


14
Je suis en train de me faire disparaître bientôt vous ne me trouverez plus.
Attention aux enfants qui boivent l'eau de mer ils boivent des milliers de morts et la mienne. Mais on n'en est pas encore là. Pour l'instant c'est la lumière qui me dévore. L'obscurité m'engloutit et la lumière artificielle peint un masque à l'opposé symétrique. Il surnage parmi les déchets et les ordures dans la rivière des paillettes et des boas. Je rêve que je descends dans des boyaux recouverts de déjections; les marchands de viande sont là tous petits commerçants derrière leur comptoir. Ils comptent la recette de la soirée. Ce sont des brutes au regard plat la ruse est leur intelligence l'argent le moyen de s'imposer et la menace aussi dans les histoires internes.
Les sens épais ils ne voient et n'entendent que ce qui brille et crie. Ils suivent à la trace les parfums violents. Ultra-conservateurs moralistes et viciés jusqu'au fond de l'âme ils arrivent par bandes d'une région ou d'une autre selon les époques s'installent parfois en force dans les coques d'une précédente vague et s'emploient à détourner par tous les moyens le cours de l'argent matière sacrée qui au fond de leurs poches disparaît à jamais. Je me suis enfoncée sous la terre et dans la nuit. La nuit est en moi multipliée et prolongée et s'ils me regardent trop longtemps ils voient ce gouffre qui les dérange. Et d'ailleurs ils ne me regardent pas. Leurs yeux glissent à la surface et ne perçoivent que les reflets et les couleurs. Ils évaluent le prix de la viande et il suffit qu'elle ne soit pas trop âgée. D'ailleurs elle ne fait que passer et reste quatre minutes sous les lumières il y a des choses plus sérieuses à traiter. Par exemple combien rajouter de bouteilles vides -à faire payer- sur la table de ce pauvre plouc ivre mort ou trouver l'entonnoir pour refaire des bouteilles pleines; un comprimé effervescent pour redonner un peu de pep au champagne. Alka Seltzer. Ne peut pas faire de mal.
Au fond de cette nasse qui racle les fonds boueux le meilleur sentiment et le plus répandu est l'indifférence; on peut aller venir et disparaître il n'y a jamais d'explication à donner. Il n'y a pas de questions sinon de convention, on ne veut pas connaître les réponses sinon standard. Pas besoin de nom ou d'adresse un pseudo ramassé à même la boue du lieu en y entrant convient parfaitement. L'argent vous est donné pour votre prestation et vous pouvez aller mourir; ailleurs que dans l'établissement s.v.p.
J'étais seule et j'étais bien là. Je pouvais justement aller et venir disparaître et réapparaître un peu plus tard. Faire du temps bon usage ou mauvais et pour l'essentiel aucun ce qui revient au même. Je suis restée trois semaines chez Emil puis j'ai loué un petit appartement dans un quartier qui n'était pas destiné à rester populaire cerné de chantiers. Je pensais avoir changé d'univers; que ces deux mondes ne pouvaient se croiser jamais.
Parfois le matin vers six heures quand je marchais un peu par les rues je buvais un café avant de rentrer. Je regardais alignés au comptoir les éboueurs et ceux dont les mains tremblaient qui tentaient la périlleuse opération de s'emparer avec naturel d'un demi de bière. Dans la journée parfois ma partenaire et moi, la même rencontrée chez Emil et qui m'avait introduite dans ce métier -ensemble nous faisions deux numéros quotidiens dans un cabaret de Palais Royal- avions rendez-vous pour des répétitions ou des essayages.
Dans l'espace entre les deux numéros je faisais aussi seule de hâtives prestations. Entre autres il y avait des endroits vers les Champs et autour d'Opéra qui n'avaient que faire d'un spectacle et devaient s'y résoudre pour éviter la fermeture légale entre deux heures et quatre heures du matin. On ne rallumait pas les lumières pour autant : il fallait laisser tranquilles les hôtesses et les clients.
Après mon dernier numéro très souvent j'allais dans une discothèque toute pourrie à République qui passait de la musique punk brûler un restant d'énergie en attendant que le jour se lève ou ailleurs. Les petits clubs à ce moment étaient nombreux et souvent éphémères. C'était comme si tout ce qui avait précédé mon arrivée chez Emil n'avait jamais existé. Exactement un film qui finit on sort de la salle on se retrouve dans la rue on renoue son fil. Sauf que là il y a peut-être eu confusion c'était peut-être un autre fil. Donc vous sortez du cinéma et vous renouez par erreur votre fil à la vie de quelqu'un d'autre qui était peut-être aussi dans la salle mais sans doute n'est-ce pas obligatoire.
Un soir que je rentrais j'ai vu un homme courir sur le trottoir. Il courait tellement vite que ça avait l'air impossible il a tourné dans la rue des plantes proche de mon appartement. Le lendemain il y avait un cadavre sous le porche voisin du mien. Des coups de couteau. Le même matin on a trouvé aussi le propriétaire du café-tabac suicidé dans sa cuisine avec son fusil de chasse. Chaude nuit. Il me semble que c'est dans cette époque que j'ai emprunté la voiture du juge pour enfants qui était parti en Algérie en moto. Mais pourtant ce n'était pas lui je suis sûre qui avait sauté avec sa moto dans la mer. D'ailleurs il ne s'appelait pas Frédéric. L'eau est froide.


15
Je ne suis pas du goût de Monsieur H je le sais mais il ne manifeste rien. Je le regarde dans le miroir qui se tient debout au milieu de la loge tout petit tassé sombre et inexpressif. Un vrai caïd au milieu de son bruyant troupeau d'oiseaux exotiques. La loge, grande, est commune à deux cabarets -d'un côté les filles de l'autre les transsexuels- qui ouvrent chacun sur une rue différente. Il y a longtemps qu'il est arrivé de son pays d'origine il était homme de main autrefois me dit ma partenaire et resté très proche de membres du gouvernement avec qui il dîne régulièrement. Ses démêlés avec la justice l'ont privé de ses droits de citoyen. Tout ce qu'il possède -ce n'est pas rien- c'est au travers d'hommes de paille.
Les femmes il les aime blondes et en chair. En ce moment il cède à tous les caprices d'une grosse et grande fille vraie blonde qui a le visage ingrat des portraits de Louis XVI la peau très blanche et deux énormes seins en obus aux tétons pâles un tronc massif. Le tout supporté par des jambes un peu trop courtes et un peu trop grêles. Il aime bien l'idée qu'elles ont une mine d'or dans le derrière.
De grandes tranches de la nuit je les passe à ma place regardant la loge dans le reflet ou mon visage qu'il est toujours possible de surcharger encore. C'est un endroit chaud et plaisant; beaucoup de bruit toujours des histoires juste pour le plaisir de faire du bruit rire prendre des poses surprendre son image dans les miroirs ou même y donner pour soi-même un spectacle entier. Tous les parfums mélangés l'odeur de la poudre et du pancake et la lumière vive et blanche. Cette loge est mon port d'attache. Plusieurs fois dans la nuit je reprends ma voiture pour aller en d'autres endroits faire un numéro seule en général mais toutes mes affaires sont là j'y ai ma place et c'est là devant la salle déjà vidée que nous bâclons notre dernier show de la nuit -un numéro affreux et raté.
à l'aube il se propose encore un tas de choses; les transsexuels ont encore beaucoup d'aventures à trouver avant de dormir et remontent vers Pigalle rencontrer d'autres amies. Les filles sont plus casanières elles partent en groupe vers deux boîtes toujours les mêmes où tous se rejoignent comme une grande famille. Mais moi je ne les suis pas. Ma vie est autre les matins ne sont pas tous pareils.
Il y avait dans la loge apparu chez les filles en même temps que le jeu de scrabble un dictionnaire. L'un et l'autre quelque peu délaissés depuis que Renée l'éclairagiste était partie faire un stage pour devenir ingénieur du son. Renée était un garçon manqué mais si elle vivait jalousement maintenant avec Stéfie elle avait été mariée et avait eu un enfant. Son ancien mari était là aussi, Monelle souple silhouette que je voyais descendre chaque soir en scène garnissant précautionneusement pour ne pas abîmer ses ongles un long fume-cigarette; courte frange noire et les pommettes bourrées de silicones.
Le dictionnaire est sur ma table ouvert : un individu est un être organisé qui ne peut être divisé ou décomposé sans perdre ses qualités distinctives.
Cet après-midi Marylise m'a dit que j'étais une individualiste forcenée. Je défends donc quelque chose en fin de compte. L'intégrité de mon organisation apparemment. Comme un vieux dinosaure qui attend que le mouvement de la vie s'arrête devant lui qui croit infranchissables les limites de son être.
Cet indivisible dont le reflet plonge dans le mien son regard j'imagine que le miroir se brise et le voilà nanti d'un reflet en mille morceaux inraccordables; chaque partie séparée sans que soit même respectée sa propre intégrité (une brisure coupe l'oeil en deux le moindre frémissement bouleverse toute la géographie du puzzle). Et la vie avec le temps commencent à nommer chaque morceau qui avec son nom gagne son être où entrent aussi au hasard un angle de la table à maquillage d'autres objets un bout de quelqu'un qui se tient derrière moi. Monelle justement qui va descendre et cherche une cigarette. Individu modifié. Quelques instants la cigarette fait partie de ses doigts puis le tout de sa cuisse; lorsqu'elle se tourne ses omoplates sont très joliment accrochées à mes cheveux. Elle revient ses seins sont posés sur ma tête.

— Aide-moi à enfiler ma robe elle se coince toujours là. Pourrais-tu me prêter ton appartement ce soir ? Je te le payerai mais ce petit mignon je l'aime trop pour aller à l'hôtel et mon ami est rentré hier.

— Ah celui-là pourquoi restes-tu avec lui ?

Voilà Edith qui s'en mêle costumée en Gavroche mamelu.

— Jolie comme tu es tu peux te trouver qui tu veux. Demain je t'en présente dix tu n'auras que l'embarras du choix.

— Laisse-moi tranquille je fais ce qui me plaît. Tu ne l'as même jamais vu.

— Justement on n'est pas près de le voir. Il ne risque pas de venir te chercher il a trop peur qu'on le prenne pour un pédé. Et je n'ai pas besoin de le connaître pour savoir que tu découches au moins quatre fois par semaine -Même son fils elle le voit en cachette- C'est quand même toi qui payes le loyer non ?

Monelle s'échappe c'est son heure. Le régisseur vient de descendre qui est aussi le couturier attaché à l'établissement. Sa corbeille à ouvrage l'attend sur le tabouret près de la porte comme toujours. Lorsqu'il est à sa console visible jusqu'à la taille depuis la salle par la lucarne sur le côté de la scène il a le visage et le décolleté aussi apprêtés qu'une marquise à la cour mais dès la taille il garde son vieux pantalon et aux pieds ses grosses pantoufles écossaises. Je ne connais pas sa voix je ne l'ai jamais entendue. Monelle est partie trop vite elle a oublié son écharpe fluide et luisante. J'y vais. Solumna robe rose pieds nus coiffée à la Monica Vitti immense et musclée comme un jeune bûcheron n'en a pas encore tout à fait terminé avec son numéro débordant de vitalité. Elle est américaine et fait l'Europe de boîte en boîte. Une féminité surpuissante monstrueusement déployée un superlatif écrasant tellement que les applaudissements qui marquent sa disparition dans l'obscurité expriment immanquablement le soulagement.

Je remonte derrière cette géante rose; elle a ses chaussures à la main ses jambes sont la perfection même.
Juste au pied de l'escalier est le bureau de Monsieur H. La porte est ouverte son visiteur attend son retour. Il se tourne au bruit de notre passage c'est Mimi. Nos regards se croisent. De ma part une imperceptible hésitation mais je poursuis mon mouvement à la suite de la giga-ekbergissime. De retour dans la loge je surveille l'entrée dans le miroir mais la silhouette frêle de Mimi ne s'y encadre pas.
Je suis contrariée. S'entrebâille une porte que je croyais avoir bien fermée derrière moi. Les mondes traversés doivent rester distincts; au sein de mon existence je tiens à garder l'initiative des déplacements. Je ne nierais pas cependant que assez rapidement ce fut l'amusement qui l'emporta. De plus je n'avais certainement pas l'intention de quitter ce port d'attache. Soudain je pensai que Mathilde devait connaître cette loge. Je me suis approchée de la série de photos qui avaient été prises à des époques différentes accrochées sur les murs autour de la table du régisseur. Je ne l'y ai pas vue. Mais qu'importe; quel droit ont sur nous les circonstances ? Faut-il être assez méprisable pour tirer des plans assez vain pour s'inquiéter assez méfiant pour ne pas fermer les yeux avec délices dans la tiède paume de la Providence ? Je sens sur moi son regard calme quelque peu endormi. Penser à l'avenir rend fou. Moi cependant, l'indivisible je cours sur le trottoir vers ma voiture en évitant de poser les pieds sur les rainures du pavé je traverse les clous sans même effleurer les lignes blanches et je parviens à ouvrir ma portière avant que le camion que j'ai contraint à s'arrêter en traversant ait atteint le carrefour : demain sera une bonne journée.


16
Monsieur H est mort. Avec sa grosse Frieda. Au matin après la fermeture alors que plus personne n'aurait dû se trouver dans les locaux une grenade a explosé dans le bureau du directeur -le neveu de Monsieur H. Monsieur H se trouvait là qui fêtait son anniversaire en compagnie de l'une de ses artistes. Sa merveille blonde et blanche. Il n'y avait personne d'autre. C'est le troisième cabaret qui explose ce mois-ci et la première fois que des victimes sont à déplorer. Les deux premiers attentats sont à n'en pas douter des affaires internes liés à des contrats certainement de la protection mais le troisième en vérité n'a rien à voir.
Drôle d'endroit pour fêter un anniversaire à huit heures du matin mais Monsieur H est marié et Frieda qui vit avec sa mère gardienne d'immeuble est bien trop à cheval sur les principes et prude pour accepter de se montrer dans un hôtel fût-ce (ou bien encore moins) le Georges V ou Plaza Athénée faisant une passe comme une vulgaire catin. Elle était très sensible aux apparences et en dehors de sa sensiblerie ostensiblement appuyée en contradiction avec sa masse elle n'avait pour se singulariser que le mode médiocre de son goût pour le champagne et de son intérêt pour les bijoux les plus niais les plus en or les plus mignards.
Monsieur H qui aurait pu louer n'importe quel appartement à Paris pour la circonstance avait craint de tout mettre par terre si la chose avait l'air préméditée. Ils en étaient donc à sabler le champagne dans le bureau du neveu l'une se sentant près de se couvrir de chaînes d'or et de petits coeurs de nacre et l'autre de conquérir ce bunker de chair ivoirine depuis assez longtemps convoité.
à cause des deux précédentes explosions leur mort ressemble à une tragique erreur (les dégâts matériels constituent un avertissement qui retentit au petit matin dans les établissements désertés quand il n'y a plus à craindre ni morts ni blessés) mais d'un point de vue plus logique il est assez étonnant que Monsieur H gros patron s'il en est avec tout un réseau de boîtes et diverses entreprises immobilières ou autres ait pu être la cible d'un chantage à la protection.
Les jours suivants dans les autres boîtes tous bien sûr étaient avides de parler de cet évènement; toutes les suppositions étaient bonnes mais si certains en savaient un peu plus long que les autres ceux-là savaient aussi qu'il était plus sûr de ne rien savoir. Pour moi je tendais toujours une oreille intéressée une oreille d'enfant qui adore qu'on lui raconte des histoires et qui dit : « Et après ? »au moindre silence mais c'était pour faire comme tout le monde. Certainement ce que j'en savais me suffisait. Je n'avais pas l'intention de remonter la pyramide.
La vérité je m'en trouvais aussi près qu'on en peut l'être sans s'y brûler à moins d'être l'instigateur et comme bombe elle était sans doute aussi dangereuse que la grenade. Celle-ci est tombée de la grille d'aération qui se trouve à mi-hauteur de l'escalier pas même vissée juste glissée dans son logement et arrachable en un tour de main. Il suffisait ensuite de remonter l'escalier vers les loges passer par la sortie de secours pour se retrouver sur un palier où s'ouvrent aussi les portes de deux appartements. à partir de là il suffit de ne pas être vu en tout cas ne pas être reconnu. Assez facile.
Le feu a pris aussitôt mais il n'a eu aucune chance de s'étendre. Le bruit a fait bondir le quartier l'explosion a soufflé les vitres sur la cour intérieure et dans un délai record l'endroit s'est trouvé grouillant d'uniformes et résonnant de sirènes.

Très vif est toujours le souvenir de l'odeur suave, tous ces parfums mêlés, dans l'escalier où toute la nuit montent et descendent les show boys & girls. Très vif aussi le souvenir de ce sentiment d'urgence aigu qui parcourait mon corps alors qu'entre deux numéros costumée pour mon propre passage j'avais arraché la grille d'aération quand le bureau était encore vide.
Je n'ai pas fait un geste de plus que ceux dont Mimi et moi étions convenus. La grille que j'ai cachée dans un recoin des coulisses pendant les huit minutes où j'étais sur scène je l'ai ensuite emportée en me rendant dans un autre cabaret d'où je suis revenue comme d'habitude pour mon dernier numéro et je l'ai jetée dans la rue.
Alors à la fin de la nuit quand la loge fut presque déserte je suis allée aux toilettes et je n'en suis sortie que lorsque tout bruit eût cessé et que l'endroit fût vide. J'ai descendu l'escalier déjà obscur le trou d'aération envoyait son rayon lumineux et l'odeur de cigare qui flottait en venait sûrement. Pour que les marches ne grincent pas je longeais le mur. J'ai dégoupillé comme Mimi me l'avait fait répéter avec un factice compté jusqu'à quatre sans doute un peu vite et je l'ai envoyée par le trou. Rien pendant quelques secondes où je remontais aussi vite que mes jambes le pouvaient et soudain l'escalier a eu un tel soubresaut que j'ai cru qu'il s'effondrait et l'immeuble avec. Le souffle et le bruit ces messages de terreur à quoi je m'attendais pourtant m'ont donné les ailes de la panique et je me suis retrouvée dans ma voiture sans avoir eu trop conscience de ce qui s'était passé entre temps. Moins de dix minutes plus tard j'étais loin dans le tabac de la rue Fontaine buvant un crème matinal.
J'avais pensé dire en cas de question que je m'étais rendue à Pigalle pour chercher un engagement dans tel cabaret mais que je l'avais trouvé fermé -j'ai vérifié qu'il l'était- et je buvais donc un café avant de rentrer dormir. Ce que j'ai fait.
Je n'ai pas dormi. Même lire je n'y parvenais pas. J'ai repoussé les objets vers les murs et j'ai fait une gymnastique effrénée pour épuiser mon besoin de mouvement. Longtemps je me suis entraînée à marcher sur place très énergiquement concentrée sur ma respiration pieds hauts puis genoux hauts talons aux fesses hanches fermées hanches ouvertes etc. Et le temps indifférent a passé.

J'ai vu Mimi le lendemain. Dans un café. Je ne voulais pas qu'il vienne chez moi. évidemment je savais bien que j'étais piégée et que Mathilde s'en était chargée mais je préférais feindre la non-existence du piège et me maintenir dans une attitude indépendante. Je ne voulais pas leur appartenir bien que les choses auraient pu être ainsi vues mais c'est dans la marge de cette ambiguïté que passivement paresseusement je conservais ma liberté de mouvement. Tant que je semblais ne pas savoir que je n'avais pas le choix je pouvais de bonne foi agir comme si je l'avais.
Je n'étais pas si naïve et on ne me croyait pas si naïve non plus simplement le gentlemen agreement donnait à accepter ce qui était montré. L'attitude dégagée qui était la mienne et les désirs que j'exprimais par ce moyen étaient respectés aussi longtemps que ma docilité -spontanée ou fruit du calcul quelle importance - était manifeste et assurée. Je me trouvais dans cette situation où finalement je faisais le même choix que Mathilde : je faisais confiance à Mimi et ne cherchais pas à voir au-delà. En l'absence d'alternative c'était bien sûr ce qu'il valait mieux décider. Mais cela allait aussi dans le sens de mon inclination à cause du caractère de Mimi tellement en accord avec le monde indifférent sans cruauté spéciale et sans sentiments manifestés à la sérénité communicative.
Confiance comme cette nuit où au moment adéquat j'ai compté -un peu vite- jusqu'à 4 puis suis remontée vers la loge ainsi qu'il était prévu comme en rêve dans l'absence on accomplit les choses bien répétées.


17
Nous sommes entrés ensemble dans la poste à Nice. Mimi est parti à droite vers les cabines téléphoniques et moi à l'opposé je suis allée m'accouder au support sur lequel sont étalés dans la plus totale pagaille des formulaires de recommandés de mandats froissés griffonnés. Je regarde d'un air distrait le produit de ces repentirs adresses esquissées numéros de téléphone notés en marge et la rangée des annuaires massacrés. Mimi est en conversation avec deux hommes et une femme mais je ne me retourne pas pour les regarder. Il règle une affaire personnelle; ces gens lui doivent quelque chose depuis longtemps :ils lui ont valu un an de prison il y a cinq ans.
Récemment on a su d'où cela était venu. Mimi a obtenu gain de cause au cours d'une sorte de procès interne. Des dommages et intérêts ont été fixés. Les modalités sont en train de se décider. Mimi a l'avantage. Ce sont eux qui nous logent sur une des collines qui entourent la ville dans une maison de pierre sombre assez ancienne séparée de la voie Mantegua Righi par des pierres couchées formant des marches et un parterre de cactus au milieu de quoi poussent deux énormes palmiers.
Nous habitons au troisième étage rempli de caisses malles objets résidus pour l'instant en attente. Pénombre sèche et chaude avec des bandes de poussière lumineuse tournant lentement dans les minces rayons de soleil. Cela doit leur servir d'entrepôt. Derrière est un petit jardin de gravier et ciment rouges incliné, une piscine bleue vide; les murs sont hauts couverts de plantes et de fleurs. Il n'y a aucun bruit dans la maison nous ne voyons personne quand nous entrons et sortons je crois pourtant qu'ils habitent là.

— Eux nous voient dit Mimi et sois sûre qu'ils connaissent déjà le contenu de nos sacs. Le coffre de la voiture doit les intéresser aussi mais c'est une autre affaire. Il ne faut pas que je puisse les soupçonner d'avoir mis leur nez dans mes possessions; ils doivent y aller prudemment avec moi. Ils renonceront à l'ouvrir.

Je regarde par le vasistas la DS19 à phares ronds excroissants que peu avant de quitter Paris j'ai achetée en banlieue.

— J'espère bien. Elle date de quand ? Les serrures ça ne doit pas être facile à retrouver. On est obligé de s'attarder ici ?

— Non. J'ai encore une ou deux choses à faire mais ça ne va pas prendre longtemps.

— Est-ce que tu penses que "Demoiselles et Messieurs" va rouvrir ?

— Je ne sais pas. Cela se peut avec Jean-Louis le neveu pour gérant. Pas tout de suite en tout cas. Il faudra changer la raison sociale. L'enquête continue.

— Je ne sais pas quoi faire.

— Bien sûr. C'est pour ça que je t'ai emmenée ça te fait un break.

Un peu plus tard alors que nous marchions dans une crique brûlante Mimi me dit que le lendemain nous partions pour Toulon le temps d'y faire une course et qu'ensuite nous pourrions rentrer si nous le voulions.
J'ai nagé dans la mer pendant qu'il restait assis au bout d'un petit débarcadère à regarder l'eau. Je me suis essuyée avec sa veste de toile grise et me suis rhabillée ôtant mes sous-vêtements mouillés que j'ai glissés dans ma poche. Ma peau piquait et tirait de partout je n'arrêtais pas de me tortiller. Avant d'aller manger quelque chose nous nous sommes arrêtés dans une pharmacie. J'étais rouge vif par endroits. Mimi aussi avait des coups de soleil.

J'ai dessalé ma peau dans une salle de bains aussi grande que deux studios parisiens. Pour un prix exorbitant nous avons eu des fruits de mer sous un store rosé dans un jardin tropical. Après quoi nous avons doucement somnolé à l'ombre sur des transats. Nous avons décidé de rester là et pendant que je prolongeais ma sieste Mimi est retourné à la maison chercher ce que nous y avions laissé. Ma chambre avait une terrasse d'où quelques marches descendaient vers la mer. Je me suis baignée au lever du jour et encore à dix heures avant de partir. J'ai emporté le peignoir. J'ai demandé un petit panier de fruits qui fut offert. Sur le chemin de Toulon Mimi m'a montré en contrebas entre la route et la Méditerranée les restes de la maison de Maurice Maeterlinck. Les ruines des portiques et des jardins; il me sembla voir encore les traces des allées bordées de petites haies basses.
à Hyères nous nous sommes arrêtés dans un garage qui a gardé la DS pour la vidanger et la vérifier avant le retour et nous y avons pris en échange une voiture pour l'après-midi.

Toulon : nous avons laissé la voiture et nous sommes partis à pied à travers la ville. Arrivés dans un quartier de rues étroites et tortueuses rempli de petits cafés et restaurants Mimi m'a donné rendez-vous une heure et demie plus tard et m'a laissée dans une librairie. Je me suis promenée dans ce vieux quartier qui avait l'avantage d'être frais.

Et puis, je venais de traverser une placette qu'ombraient des platanes, je l'ai vu avec un type. Ils étaient dans la porte d'un café et sont entrés. Celui que je crus avoir reconnu comme l'un des hommes qui étaient à Nice dans la poste passant le premier obéissant à son geste.
J'aurais dû m'éloigner mais j'étais trop détendue et d'un mouvement naturel je me suis rapprochée; quand je suis passée devant la glace du bar en regardant à l'intérieur Mimi traînait un corps derrière le bar. Il n'y avait personne d'autre. Je suis passée sans m'arrêter. J'ai encore un peu erré avant de rejoindre notre point de départ. Mimi buvait un pastis sous un petit parasol branlant. Nous sommes partis chercher la DS en faisant un détour pour longer la mer.
Mimi qui m'a fait stopper sous un prétexte ordinaire a jeté dans l'eau une arme. Faute de savoir quoi faire nous sommes remontés vers Marseille et Avignon. Pas trop vite. Un peu avant Avignon nous nous sommes éloignés de la route et nous avons dormi sur les sièges dépliés en couchette toutes vitres ouvertes dans la voiture invisible de la route derrière un bosquet de tamaris. Il y avait les stridences des insectes survoltés et l'odeur des résineux surchauffés.
Je supposais que Mimi ne voulait pas que l'on puisse trop précisément noter notre passage. Déjà nous n'étions pas allés en DS à Toulon et la plupart du temps nous y étions séparés. Mais en fait je ne supposais rien : je n'avais rien vu que d'innocent.
à notre réveil nous avons un peu roulé mais je commençais à me sentir mal. Très fatiguée. Au petit-déjeuner près d'une gare où nous avions trouvé un bain-douche, frissonnants presque dans l'obscurité froide d'un café-tabac qui avait tout d'une cave il a lu un journal et je l'ai lu ensuite. La mort du type y était relatée. Pas en première page; parmi les faits divers de la région. Avec bien sûr les mots "règlement de comptes" les points d'interrogation de rigueur une photo d'identité de la victime qui ne disait pas grand-chose mais si l'on s'en tenait à des termes tels que : "visage rond début de calvitie sur le front bouche petite" ça pouvait bien être un des deux de la poste. Il était donné pour un cambrioleur et deux ou trois coups fameux lui étaient attribués. Et la photo accompagnant l'article montrait la terrasse du café du crime où se tenaient deux ou trois uniformes et un gros commissaire en train de mener l'enquête attablé sous un parasol.
Je m'en foutais de toute façon. Le journal a glissé de mes mains s'est répandu au sol; Mimi en a déduit que j'avais besoin de me reposer et nous n'avions c'est vrai pas d'urgence pour rentrer. Il est allé chercher une carte. C'est lui qui a pris le volant et a tourné le mufle de la voiture en direction du Nord ouest les Cévennes.

Il y avait plus de dix ans que Mimi était venu la dernière fois mais il était bien sûr de les retrouver là. Il y avait environ douze ans que le village à l'abandon avait été acheté. Mimi y avait pris part mais il ne s'en était pas beaucoup occupé depuis. Un ancien village cathare sur une pente aiguë deux ou trois cent mètres de broussailles au-dessus d'un cours d'eau aucun voisin à plus de 10 kilomètres à la ronde. Nous avons cherché un bon moment avant de trouver l'entrée du chemin qui était au bord de la route à côté d'une vieille fontaine de pierre sculptée dissimulée par les herbes du talus. Une créature verdâtre et rongée aux yeux révulsés qui tente de se donner un air engageant et son sourire qui attend le baiser des bouches assoiffées dissimule un morceau rouillé de tuyau métallique d'où coule un filet d'eau dans un minuscule bassin. Là dans un dégagement il faut laisser la voiture et ensuite aller à pied.
C'est l'affaire de quatre kilomètres sur un chemin de cailloux à flanc de colline. à mi-chemin en contrebas il y a sous les châtaigniers un espace dégagé de grosses tables de bois et des bancs des banderoles une cabane de bois fermée et traînant encore des assiettes et des gobelets de plastique ayant servi. Les traces d'une fête récente. Nous nous arrêtons un peu à l'ombre. La cabane n'a pas de serrure. Dedans il y a des outils; d'autres assiettes et gobelets neufs du matériel de toute sorte des chiffons une tondeuse à gazon qui doit dater d'avant la guerre des rondins du fil de fer une caisse de vin rosé et des bouteilles d'eau. à côté sur une charrette à brancards de gros sacs poubelle noirs fermés répandant une odeur douceâtre attendent sans doute d'être charriés jusqu'à la route.
Je m'endors sur un banc dans ce silence tout bruissant mais Mimi me réveille pour repartir. Nous finissons par apercevoir quelques maisons vers le sommet d'une pente desséchée et en dessous tout en bas dans le fouillis des buissons, je vois un petit pont de bois. Le chemin passe devant le porche de la première maison qui est fermée puis négligeant le village il semble pressé de s'enfoncer dans les arbustes vers le ruisseau.
On le laisse filer on contourne la maison vide. Derrière est une placette ou une cour de fermepavée; de petites rues de cailloux et des escaliers de pierre glissent entre quatre ou cinq maisons hautes et étroites presque sans fenêtre au-dessus du village. Je vois une prairie toute verte des arbres et une étroite cabane de bois avec une porte trouée d'un coeur. On dirait que j'ai trouvé les toilettes. Nous entendons du bruit sur la gauche : il y a une fille nue au-dessus de nous dans l'espace entre deux maisons qui nous regarde sans bouger. Une grande femme brune jolie costaud.

J'ai repris le chemin vers le pont laissant Mimi à son amie. Là m'a-t-elle dit il y a un endroit aménagé pour le bain. Le fond du ruisseau est tout clair et tout fin comme du sable. L'eau est froide. Je me savonne ma peau en oublie ses coups de soleil. Mes vêtements sont en train de sécher sur l'herbe. J'étale le peignoir de bain je me couche dessus et le replie sur moi. Je m'endors. Un frôlement léger me réveille; c'est un petit garçon qui est rentré de l'école et que l'on a envoyé voir ce qui m'est arrivé depuis deux heures que je suis descendue me baigner en train de s'assurer que je ne suis pas morte.
Nous remontons. Il s'appelle Robin et me raconte qu'Astarté sa petite amie aurait dû être là demain mais que ses parents vont finalement chez sa grand-mère (qui est une peau de vache et leur donne les sous au compte-gouttes) et qu'elle doit y aller aussi ce qui ne l'amuse pas parce qu'il faut qu'elle soit propre et qu'elle ne peut pas mettre de pantalon. Lundi matin si j'accompagne Robin au ramassage scolaire je la verrai. Elle a les cheveux un peu comme moi mais plus beaux.

Excepté les derniers étages l'intérieur des maisons est sombre et froid. à l'étage d'une ancienne étable une bibliothèque est en cours d'aménagement sur un plancher sec et craquant. C'est lumineux à cause des ouvertures pour rentrer le foin les graines les châtaignes. Je dors là dans un duvet. Une des maison est fournie en eau courante mais je préfère descendre au ruisseau tous les jours vers midi. Je ne vois pas beaucoup les autres sinon le soir.
Il y a eu beaucoup de monde pendant le week-end. De tout frais avocats médecins dentistes mariés à des esthéticiennes ou des gérantes de magasin. Avec de petits enfants. Tout ça se croit soudain en liberté et s'éclate partout on se prend les pieds dans des enfants surexcités.
Véronique vêtue maintenant dit qu'elle n'en peut plus de les voir se tromper les uns avec les autres. Divorcer et se remarier en circuit fermé. Mimi aussi fait un peu bande à part.

— C'est marrant lui dit-il je croyais que c'était Jean-Louis qui avait tiré l'institut Femme Fatale.

— Oui il y a cinq ans. Maintenant il est chez de la pâte à papier un peu plus loin vers Toulouse. Mais le petit garçon c'est bien le sien. D'ailleurs tu verras l'enfant les appelle tous les deux papa. Et la confiture Maestro ce n'est plus Stéphane c'est Gilles. Là c'est pareil le petit garçon c'est un reste de Stéphane. Gilles et la confiture ce n'est pas sûr qu'ils vont se marier. Il paraît que ça ne va plus très fort. Je crois qu'il y a une imprimerie sous roche : une cliente de son cabinet. D'ailleurs tu ferais mieux de ne pas te mettre tout ça dans la tête. à ta prochaine visite tout aura changé.

J'ai entendu que Véronique lui demandait des nouvelles de Mathilde (qui s'appelle en fait Anne-Marie) mais elle n'a rien appris de plus que ce que j'en savais et plutôt beaucoup moins.

Le samedi ils se sont levés très tôt. Véronique a un stand au marché à une vingtaine de kilomètres. Les autres allaient faire des courses. Un des garçons qui était là depuis la veille s'est procuré de quoi se faire une infusion de belladone. Après vingt-quatre heures de totale prostration il était encore là le mardi matin en train de tourner en rond autour de la table dans la cuisine de Véronique, totalement absorbé par le pilotage de l'avion qui lui donnait du fil à retordre depuis plus de deux jours.
Vers 11 heures une fille est venue le chercher ce fut un soulagement. Elle eut à entendre qu'il valait mieux ne pas le ramener. L'autre continuait à se poser et décoller avec application. Je n'étais pas dans ces histoires Mimi non plus. Avec aucune envie d'y être. Le machin qui s'est pris ce week-end d'une passion immodérée pour le salon de lecture -ma chambre du moment je le rappelle- a reçu dimanche matin sur la tête une tasse à thé malencontreusement en équilibre sur la rambarde de l'escalier alors qu'il montait drôlement tôt se choisir de quoi se cultiver pour la journée.
Il est parti pleurer dans la cuisine où il y a une boîte à pharmacie et de quoi panser la peau de son crâne sanguinolent et je me suis rendormie.

— Eh bien disait plus tard Véronique je sais bien que cette porte est un peu basse. C'est quand même la première fois que quelqu'un s'y donne un tel coup.

Et sa femme -l'institut Femme Fatale- à moitié nue dans ses foulards d'Ibiza qui se félicitait d'avoir toujours une trousse de secours dans sa voiture... à 4 kilomètres de là dommage.

Mais me direz-vous la vie leur donne raison : Tous ces gens ne sont pas maintenant en train de se décomposer dans l'océan. Ils continuent, eux, leur vie entourés de leurs enfants. Et je vous répondrais :

— Oui c'est vrai peut-être.

Le lundi matin j'ai accompagné Robin en vélo au bout du chemin pour attendre le bus de ramassage. J'ai vu sa copine. Le soir je lui ai dit qu'elle était jolie mais que pour les cheveux il exagérait. Je préférais les miens. Il en est convenu mais juste parce que ce jour-là elle avait dû les laver : ils sont toujours tout plats quand ils sont propres.
J'ai profité d'être au bord de la route pour mettre la DS avec la voiture et la camionnette du village dans une sorte de grange qui fermait à clef un peu plus loin. Et tant que j'y étais j'ai fait un petit tour du quartier. J'ai rapporté du pain des croissants et des fruits. Ensuite -mise à part la promenade avec Robin le matin puis le pain et les croissants- ce fut assez léthargique. Le jeudi j'ai eu envie de partir.


18
J'ai laissé Mimi (son surnom est en fait M.i : émi. c'est ainsi que Véronique l'appelle) qui prenait un train pour Marseille puis un avion. Je suis remontée à Paris. Dès Montélimar le temps a changé. Sans doute est-ce vrai que c'est une barrière climatique : à partir de là ce n'était plus l'été.
Quand je suis arrivée c'était carrément l'hiver. "Demoiselles et Messieurs" ne réouvrirait pas avant l'automne ou au mieux l'été suivant. On en profitait pour y faire des travaux. Tout le personnel était dispersé, une partie prenait des vacances rallongées.
Je décidai d'en faire autant. Je suis cependant allée faire ma tournée des passages dans les cabarets le soir-même où j'étais censée la reprendre pour trouver des remplaçantes qui pourraient jusqu'à nouvel ordre assurer mes horaires dans les différents endroits.
L'"Opera Night" a un orchestre une vaste loge et nombre filles très jolies mais sur la voie de la déchéance alignées sur les tabourets hauts du bar. Le bassiste guette ma sortie de scène et me donne le numéro de téléphone de R. Ingard chanteur de variétés qui doit à son épouse bien connue, elle, sa célébrité. Il cherche quatre gogo-girls pour agrémenter l'espace autour de l'un des poulains de sa maison de production filiale toute neuve d'une major. Je prends le carton. Je me hâte de boucler la soirée de trouver quelqu'un pour finir la nuit à ma place. J'ai autre chose à faire.
Il y a ce soir une party dans les sous-sols, catacombe ou champignonnière. Il y passe des groupes (nombreux) et des musiciens avec qui je commence à travailler. On y verra aussi des défilés de mode. Il faut un plan pour trouver l'entrée et quand on la trouve des dizaines en ont fait autant. Dehors des groupes stagnent silencieux dans la nuit et dès qu'on arrête le moteur on peut reconnaître les musiciens qui passent à ce moment. On se glisse dans une entrée qui ressemble à la bouche d'un tunnel et une galerie vous conduit bientôt dans un ensemble de vastes salles de pierre au plafond courbe et bas où tout le Paris hérissé est présent.
Des boyaux vomissant une obscurité froide et moisie poursuivent leur chemin vers les entrailles de la terre on erre d'une zone lumineuse blanche et crue à l'autre, l'ombre où parfois vous repousse un mouvement de foule brutal est toujours sur le point de tout avaler. Costumes noirs ou gris étriqués chemises blanches à petit col serré les vêtements comme des entraves des bars partout dans les concentrations de lampes une scène aménagée sous une arche de pierre et debout à une portée de crachat des musiciens immobile et silencieuse l'armée des imperméables gris et lunettes noires. Silencieux attentifs et méprisants.
Par là dessus les directeurs artistiques les managers les apprentis Mac Laren, tous à la chasse s'installent avec leur cour pour boire du champagne. J'évite un bellâtre allemand qui drague les groupes pour sa boîte de disques il s'appelle Jürgen et il est venu en smoking.
Le défilé de mode jette parmi ce monde des créatures qui ne tiennent plus debout que leurs vêtements étranglent lacèrent et empoisonnent que leurs chaînes font saigner et qui vomissent des morceaux de foie crus. Certains se sont maquillés de sang.
Ce sont mes nuits. Il faut être seul partir seul et ne parler à personne. Dans ma voiture bien sûr on est huit mais dès qu'on pose le pied au sol on contrôle son attitude.
On est repartis au petit matin. J'ai fait le tour de Paris pour déposer chacun chez lui. Cet endroit jamais je ne l'ai retrouvé et jamais personne n'a su me dire où il se trouvait.

Tout fait un effet faux le lendemain dans le bureau de la production R. Ingard; verre/métal, disques d'or aux murs et prolifération de plantes vertes. Et ça l'est : le chanteur la musique les choeurs. C'est du play-back absolu ce n'est même pas la voix du chanteur la bande a été achetée toute faite et libre de droits aux Etats-unis. Je suis venue avec ma partenaire qui pour l'occasion a pris aussi des vacances. Un peu fripées encore de la fête souterraine. Devant nous étalée dans son bureau ouvert sur un jardin, l'aisance vulgaire et brutale de R. Ingard.
Il rit fort il est voyant il ne s'embarrasse de rien il ressemble à un gigolo de Marseille. Il est tellement à l'aise qu'il n'est même pas antipathique. Il ne ment même pas. Il est grotesque le salaire est grotesque cela explique peut-être pourquoi il recrute dans les cabarets. Ou alors est-ce parce qu'il est bien connu que c'est dans les cabarets que l'on trouve les spécialistes du play back.

Deux semaines de répétitions 3 heures quotidiennes dans une salle louée quartier St Michel l'après midi, voilà qui laisse libres nos nuits et empêche que nos journées soient livrées à l'oisiveté. Ensuite commencera une tournée en pointillés nous n'aurons sans doute pas plus d'une date par semaine trains et avions selon le cas pour rejoindre le groupe payés si nous sommes en France; depuis l'étranger le rapatriement est à notre charge. Il y aura quelques concerts de plage mais la plupart seront dans des studios télé. Et tous seront télévisés. N'importe quoi et pas même de quoi vivre. Néanmoins nous acceptons.
La première répétition ce fut Madame Ingard -la star elle-même- qui vint tenter de nous inculquer le feu sacré. Toute en jean délavé poncho et décapotable blanche garée dans la cour; comme chorégraphe même médiocre elle était loin de faire le poids. Il aurait fallu au moins une professionnelle dans les choeurs. Les fois suivantes nous eûmes une ancienne Claudette qui en avait vu d'autres et qui ne songeait plus qu'à prendre sa retraite dans le midi. Pour ça elle essayait de tirer le maximum d'argent des productions en offrant des services au-delà de la chorégraphie. C'est auprès d'elle que nous nous sommes fournies en huile thc pour la tournée. Elle était tellement déçue et détachée avec cet air militaire et discipliné des danseuses... Indifférente ascétique et mécanique; j'appréciais assez. Me plaisait la perspective de sillonner le territoire en tous sens et surtout en avion.
Et pour ça je n'ai pas été frustrée. Nous avons pris x avions loués tout petits qui semblaient ne jamais voler au-dessus des nuages et dans quoi nous faisions le tour de la France sans perdre de vue le paysage pour aller chercher Untel en Alsace et Untelautre en Corse. Les voitures de maître à six ou huit portes louées par la production dans quoi nous quittions les studios d'enregistrement public étaient poursuivies par la foule hurlant de l'autre côté des vitres sombres des petits nigauds entre huit et douze ans qui voulaient des autographes.
La production se débarrassait très vite de nous après les prestations car nous étions censées être des choristes et danseuses californiennes nous n'avions donc pas le droit d'émettre un son hors scène et au fait maintenant de notre révoltant manque de conscience professionnelle on craignait un impair de notre part.

Après deux ou trois mois, aux Sables d'Olonne où il faisait très chaud en descendant d'un train au lieu d'aller répéter nous sommes parties nous baigner et nous avons été remerciées. Il y eut encore un ou deux spectacles en équipe réduite et la chose n'a pas continué. Elle s'est arrêtée un mois plus tôt que prévu. Elle avait fini de servir.


19
On a fait au printemps une réputation d'enfer mais c'est une saison pourrie et hypocrite qui vous laisse toujours sur votre faim et vous frustre. Une excitation mauvaise traîne les rues -à commencer par les pigeons doublés de volume sur leurs moignons.
Dans les quartiers du Nord la pestilence déjà bien installée s'augmente de l'augmentation des torrents de pisse dont les bêtes en rut dans la proximité des femmes de mauvaise vie marquent toute la longueur des trottoirs et celle du vomi (les alcools de bas étage la soi-disant héroïne ou le crack selon les secteurs) et parfois de l'odeur répugnante qui vous fait tourner le regard vers ce qui ne l'est pas moins : des oeufs écrasés pourrissant et séchant sur la porte ou le rebord de fenêtre d'une prostituée noire. Une femme jalouse l'a voue ainsi à la stérilité.
Les crachats les défécations qui ne sont pas que de chiens les gaz les poussières les graisses sont les émanations délétères et suffocantes de cette Venise aux canaux de métal hurlant; les déchets sans nom dont l'aspect final immonde et trivial dans les replis du pavé n'est que l'aboutissement d'un destin banal de marchandise. Deux petites filles sur leur 31 qui se poursuivent cheveux tirés rubans et robes bleues et roses en riant le long de la grille de la petite ceinture et crient :

— On a la pest-eu, on a la pest-eu !

Mais au fond d'une cour pavée et tranquille l'appartement est vaste et bourgeois. La porte du hall est solide elle résiste aux assauts nocturnes personne ne risque de venir cacher l'objet de son commerce dans les moulures du plafond.

Celui qui habite là au deuxième est musicien. La proie d'une attirance maîtresse pour les aventures furtives avec les adolescentes, il lui est facile ici de faire monter chez lui de temps en temps deux ou trois jeunes amies à qui il offre une tasse de thé un peu d'argent et qu'il photographie.
Il fait partie d'un groupe assez connu il lâche à bon escient quelques invitations lorsqu'il joue à Paris. Cela impressionne les adolescentes de le voir sur scène pour des concerts qui attirent du monde. Le moment de son solo les ravit. Ainsi la scène l'absout et aussi longtemps que tout cela restera discret il n'a aucun ennui à redouter. Je ne suis pas censée savoir tout ça, nul d'ailleurs n'est censé le savoir mais c'est un secret mal gardé.
Dans une pièce au fond il a installé un petit studio de musique. Le matériel qui se trouve là peut exciter les convoitises : absent trop longtemps il s'inquiète si personne ne garde un oeil dessus. C'est ainsi que j'en dispose pendant ses tournées.

Aujourd'hui il pleut et l'air est lourd; pestilence. L'atmosphère nicotinique des bars se déverse dans les rues, se heurte aux émanations automobiles et se résout en un lent ballottement sur place. Quelque part assez loin quelqu'un grille des sardines. Heureusement il s'est mis à pleuvoir. La pluie tombe toute droite à grand bruit depuis assez longtemps maintenant. Je ressens le bien-être de ce nettoyage. Il n'y aura jamais assez d'eau pour emporter toute cette saleté.
Je suis sur le lit dans la chambre attenante au studio avec un livre. Ma peau est chaude sa chaleur vient de l'intérieur. J'attends les musiciens on répète dans plus d'une heure et je sais qu'ils sont toujours en retard. Ce délai me remplit d'aise.
Tout à l'heure je suis restée longtemps dans la cuisine devant l'évier à regarder une pelure d'oignon qui baignait dans un reste d'eau. Il y avait la naissance de la queue comme une tête et le reste qui avait épousé la sphère se déployait à plat comme des ailes de chauve-souris. Je regardais ça je poussais des soupirs j'allais à la fenêtre c'était l'ennui total mais rien au monde ne m'aurait fait bouger de ces trois mètres carrés. Une puissante inertie me retenait. Je tournais en rond et me retrouvais toujours devant l'évier, qui regardais cette pelure.
Mon esprit errait ailleurs j'attendais son retour dans la paix. Lorsqu'il revint la pelure ne l'intéressa pas longtemps.
Depuis cette fenêtre on ne voyait que des toits de zinc bas d'autres fenêtres l'amorce de cours cimentées qui répercutaient le bourdonnement incessant du boulevard.

J'aime beaucoup occuper quelques jours des appartements étrangers. Surtout s'ils sont grands. Ce quartier n'a pas bonne presse : il y a deux nuits un chauffeur de taxi m'a grossièrement ricané en pleine figure quand je lui ai donné cette adresse pour rentrer. Je suis restée de glace. Je regardais sa grosse nuque. Il attendait sans doute que je lui propose une pipe pour payer la course.
On est début mai les répétitions quartier Saint Michel prennent fin et dès le retour du propriétaire de l'appartement je descendrai dans le Sud.


20
J'ai laissé à R. Ingard un numéro de téléphone et une adresse pour me trouver aisément et je suis partie dans ma maison avec des amis du matériel de musique dont deux voitures étaient chargées à en déborder. Ma partenaire a pris un engagement avec le cabaret d'un casino de bord de mer pour l'été nous étions assez proches pour partir ensemble lorsqu'il y avait des galas.
Dans la maison nous préparions des morceaux, répétions une partie de la journée et de la nuit le reste du temps on se promenait on se baignait mais jusqu'en juin l'eau est encore froide et nous lézardions intensivement.
à ce moment j'écrivais beaucoup de textes de chansons. Je chantais et j'apprenais à me servir de mon synthétiseur japonais tout neuf. De temps en temps nous devions partir toutes les deux j'allais la chercher à B... Je laissais la voiture sous la surveillance du gardien du casino où elle était logée sous les combles. Nous ne partions pas plus longtemps qu'une journée (la production évitait les frais d'hôtel) souvent en avion aller-retour.
Un jour juste avant un voyage à Paris pour faire une photo du groupe, dans une arrière-salle du cabaret qui se trouvait à l'intérieur du Casino de la Grande Plage nous avons trouvé un dépôt de costumes très vieux et poussiéreux. Nous avons donc pris l'avion habillées comme des saltimbanques. Je portais une tenue de danseuse de flamenco blanche à pois géants rouge jaune et vert, je n'avais pas de chaussures. Prolongeant ma robe une traîne de un mètre balayait le trottoir et rien dans les mains : argent et papiers glissés dans le corsage. Ma partenaire, elle, s'était trouvée très bien avec une veste de sans-culotte rayée rouge et blanc; elle portait toujours cet affreux pantalon bleu scintillant qui lui faisait un derrière comme une malle et des chaussures à patins de 20 cm démodées à un point que j'avais honte pour elle. La séance de photos fut des plus lamentables et il n'y avait pas que de notre faute loin de là. Nous étions nulles mais nous aurions certainement fait un effort si le reste avait eu un tant soit peu de tenue. Le résultat fut une pochette de disque inqualifiable mais donner un avenir à cette chose n'entrait pas j'en suis bien sûre dans les plans de la production. Quel avenir pour un semblant ?
Cette affaire dépravée et je m'en foutiste qui dissimulait je ne sais quel détournement de profit nous faisait un effet déprimant au possible. Assurer les prestations était d'un laborieux définitif. Nous eûmes même droit au ridicule terminal quand des quatre, la grosse à tête de pot de fleurs avec sa coiffure qui ressemblait aux deux pentes d'un toit de montagne a soigneusement détérioré son corsage afin qu'il la trahisse et que l'exhibition inopinée de ses seins en plein show s'inscrive sans doute pour jamais dans la légende télévisuelle. Qui n'aurait préféré un bain de mer ?


21
C'est l'endroit le plus ennuyeux du monde. Il n'y a rien à faire que dormir une fois baigné et nourri. L'étang blanc. Pas une des minuscules plages herbues qui ne soit déjà investie par un pêcheur avec son chien et ses petites habitudes. Il faut louer une barque et disparaître derrière les roseaux. On n'ose entrer dans l'eau à cause des nénuphars. Sous la surface les herbes sont hautes et serrées. Leur menace sinueuse s'ouvre et ferme calmement trouble et imprécise.
L'eau est froide beaucoup trop. Il fait chaud mais le moindre frisson vous transit. Enjamber le plat-bord et s'allonger sur cette surface dormante avec cette attente que l'on sent tapie au fond dans l'obscurité sous l'abri ininterrompu des feuilles plates des nénuphars que ne perce pas la lumière. Les fils s'étirent vers la tiédeur de la proie leur caresse est glaçante. Lentement les herbes s'enroulent lente et voluptueuse aspiration.
Se tourner sur le ventre plonger le visage dans l'eau les yeux ouverts subir la fascination de ces molles contorsions et très vite de retour l'haleine courte dans la barque le soleil chauffe et rétrécit la peau glacée. Ses rayons trop brûlants et le vent trop frais. Les froides zones d'ombre tranchées au sabre. Lieu maléfique ennuyeux comme l'évocation d'un paradis d'agence. C'est la paresse l'ennui qui font que l'on s'y attarde. Ramer pour traverser le lac. Bientôt ici va s'abattre l'ombre de la forêt.

Il y a un bruit d'enfer dans la maison. Je l'entends déjà du bout de la petite route. On dirait que les répétitions ont repris énergiquement. Pour ce qui est de moi j'arrive en catimini et roue libre depuis le sommet de la côte je n'ai pas trop envie de me plonger déjà dans ce vacarme.
Si je pouvais me glisser dans la chambre et m'endormir je serais tout à fait satisfaite. Plaisir de somnoler au chaud dans la pénombre au milieu du bruit. Je laisse donc la voiture pas trop visible un peu loin et me glisse dans la cuisine pour me faire du café.
Justement du café il y en a du tout frais bien chaud qui finit de passer et répand une odeur irrésistible. Mimi est en train de déposer le sucrier sur la table. Sa présence explique mieux l'acharnement qu'ils mettent soudain à répéter : à son arrivée inopinée ne sachant comment se conduire avec lui tout le monde s'est soudain mis à redoubler d'activité. Il me sourit ça me fait plaisir de le voir. Un peu d'inquiétude aussi. Mais il a l'air tellement détendu il ne peut s'agir d'un problème. En effet il n'y a pas de problème.

— Ce gros type ? Il faudrait que je passe pour sa petite amie ? De quoi vais-je avoir l'air ? D'une pauvre groupie qui a réussi à se placer et pas chez les élites c'est le moins qu'on puisse dire. Tu veux me faire totalement déchoir. Déjà R. Ingard ce n'est pas triste mais au moins on ne s'affiche pas avec.

— Ce truc avec R. Ingard est grotesque. Comment as-tu pu accepter ? J'ai même regardé une émission inutile d'en parler je ne vais pas te déprimer davantage.

— Déprimer davantage ? Mais que crois-tu; tout va bien. D'ailleurs ces émissions ne sont pas dénuées d'intérêt figure-toi. Pour ce qui est des courses à la supérette par exemple : le gérant sans doute n'en rate pas une. Tous volent chez lui. Il doit faire semblant de ne rien voir ce n'est pas possible autrement. Ce matin Jean-Marc a empoché une flasque de whisky sous son nez. C'est trop simple ce n'est même pas rigolo.

— Si tes ambitions s'arrêtent là je ne vois pas pourquoi tu fais des manières. Imagine un peu tout ce que tu pourras te permettre en tant que petite amie d'une star du show-biz...

— Je ne fais pas de manières je discute. C'est bien pour ça que tu es là non, pour discuter avec moi de cette intéressante proposition.

— Ah ah tu ne feras pas monter les enchères. Il n'y a pas d'enchères c'est déjà vraiment très bien payé. Pour une amusante comédie.

— On dira amusante et comédie quand ce sera fini et même là, pour en être sûr... Et d'abord que ce soit pour de bon ou pour faire semblant il va quand même falloir que je me promène armée (je tire mal Mathilde pourrait te le dire elle a essayé de m'apprendre) que je regarde sous le lit et dans la fosse du souffleur que je surveille le public et que je dorme par terre au pied du lit de ce type que je ne connais pas. En plus je sais à quoi m'attendre. Tous des égocentriques -le mot est ridiculement faible- ils n'ont jamais fini de parler d'eux-mêmes. Le jour se lève ils y sont encore. Que je goûte les plats avant lui, berk, et puis quoi plus. Tout ça parce qu'il aurait soi-disant reçu des menaces de mort et que la production refuse d'annuler la tournée. On la comprend la production. D'ailleurs je suis sûre qu'il y a tant de monde qui serait content de le voir se faire descendre. Pourquoi les décevoir ? Oh et puis tu sais c'est vraiment pour discuter comme je te disais. C'est quand cette tournée ? Et ça va durer combien de temps ? Moi, garde du corps. Il vaudrait mieux que ces prétendues menaces soient vraiment un délire d'alcoolique; je ne sais pas tirer ni me battre. Pas envie de savoir.


22
Septembre : remerciée de chez R. Ingard productions. Ex-garde du corps de la star assassinée. Et son énorme chien avec qui je ne m'entendais pas du tout.
L'hôtel surplombait Toulon. Le bâtiment en U comptait pas mal d'étages, du bord de la piscine où au début de l'après-midi je prolongeais au risque de me trouver assaillie par le conteur intarissable le petit-déjeuner au soleil on pouvait voir la ville. J'avais pris le pli de ne pas être là à ce moment privilégié où ce fou égocentrique n'avait rien de particulier à faire que mettre sa journée en route au bord de piscines ensoleillées en racontant sa propre légende. Sa victime se trouvait toujours en mauvaise posture surtout dans les moments inspirés.
Il était très fier de l'arme que je portais pour le protéger. Je sentais bien que cette arme à l'utilité principalement ostentatoire (j'y comptais bien) faisait de moi à ses yeux une wonder girl dont la fonction affirmait la valeur de celui qui en était l'objet c'est-à-dire lui. C'était de plus une aventure véritable qui venait étayer toutes les histoires qu'il racontait et se racontait par la même occasion.
Collant à mon image laconique et taciturne j'évitais cependant le sujet des armes car il les connaissait bien mieux que moi ce qui n'était pas difficile. L'énorme gueule du chien maculait de salive mon pantalon ses petits yeux luisants suivaient passionnément la trajectoire des morceaux de brioche que je portais lentement avec mille manières visant l'animal à ma bouche en feignant d'ignorer -mensonge grossier- la masse de convoitise dont le déchaînement le paralysait. C'était la seule occasion à peu près où son regard semblait un peu vif. Je regardais ce répugnant naseau frémir aspirer l'air qui avait frôlé le gâteau en tentant de reconstituer la liste des ingrédients. Je m'arrangeais pour qu'il ne perde rien de l'odeur de chaque morceau : mon espoir était qu'il meure de frustration. J'étais tout occupée à mettre au point le soupir qui tue pendant que malfrats et caïds tutoyaient l'intarissable narrateur et l'appelaient par son prénom. Ce n'est pas du soupir qui tue qu'il est mort le chien. Ce qui lui est arrivé était aussi improbable mais je n'y étais pour rien.

Il y eut dans l'après-midi un peu avant l'heure prévue pour la balance un tonnerre de verre brisé et très vite après une chose énorme s'est écrasée sur le rebord de la piscine avec un bruit mou et bref définitif. Le son d'un steak de 60 kilos jeté sur son étal par un gigantesque boucher et dans lequel quelques os seraient restés par inadvertance. Cela a quelque peu éclaté et pollué le bain. Personne ne s'est trouvé en dessous. Mais la ravissante brunette qui faisait admirer ses grâces de naïade a poussé un hurlement perdu dans les glouglous. Elle a dû boire une bonne tasse avant de parvenir sur la terre ferme et de disparaître criant et toussant à l'intérieur du bâtiment. Je suis restée étranglée aussi par la surprise. Tout le monde présent tentait de réajuster ses pensées les yeux bloqués sur cet arrière-train qui se convulsait voulait courir peut-être encore quelques secondes.
Rien ne pouvait me faire plus de plaisir que la mort de ce chien. Cependant sur le moment je n'y ai prêté que peu d'attention et ce que la suite réservait a jeté dessus une ombre qui l'a faite oublier à jamais. J'ai bondi de mon siège et pris et aussi vite qu'elle s'il se pouvait le même chemin que la naïade vers l'intérieur.
L'ascenseur m'a déposée au 12e étage où était l'appartement. La porte en était encore ouverte et le petit salon avait son air usuel sinon qu'un des lourds fauteuils était couché sur le côté. La chambre du chanteur par contre était plus que tourneboulée. Quant à lui sa propre organisation interne avait aussi subi quelques déboires : il était mort. Lui ne tentait même plus de courir tandis que son sang pulsait encore à son cou. Il y en avait tellement partout et cette odeur violente et fade à la fois me donnait des hauts le coeur. J'ai pensé par miracle à me débarrasser de mon arme et je l'ai glissée sous le lit après l'avoir essuyée. Elle a dû ensuite passer pour lui appartenir.
En tant que sa petite amie j'eus droit à des égards. On ne m'a pas trop épuisée de questions et je pus conserver ma liberté de mouvement. D'ailleurs dans l'impossibilité de la moindre analyse je ne bougeais pas trop. Il valait mieux attendre pensai-je. Plutôt que le parti des larmes je pris celui du choc qui permettait que je m'abstienne de parler. Ma bouche s'ouvrait aucun son ne sortait je la refermais.
La production eut la bonne idée de me changer d'hôtel tant que l'enquête me requerrait. Certains des musiciens le directeur artistique de la maison de disques ainsi que le régisseur restaient aussi dans cet hôtel et n'en bougeaient pas beaucoup non plus. J'ignorais si l'un d'eux était au fait de mon statut réel mais aucun n'a jamais fait mine de me prendre pour autre chose qu'une petite amie de fraîche date. Le régisseur poursuivait ses affaires par téléphone le directeur artistique buvait et dormait les autres regardaient beaucoup la télé et moi qui n'aimais pas ça je me faisais monter des tonnes de bandes dessinées. Mais c'était encore trop. Mon esprit ne se fixait pas. Je me demandais quand Mimi viendrait me tirer de là j'avais hâte de me trouver loin. L'épouse légitime cheveux blond pâle et nattés jurant quelque peu avec sa corpulence et ses tenues cuir est arrivée aussi mais logeait en ville chez des amis. Elle gardait ses lunettes de soleil ce qui était triplement adapté à la circonstance : il faisait beau ça faisait très mort de star et cela cachait ses larmes ou leur absence. Avec ses deux enfants. La fille était assez grande pour être une de mes amies. Je fis leur connaissance, il n'y eut pas de lézard. Ils étaient séparés depuis si longtemps. On s'arrangea pour que je comprenne que la gloire du veuvage ne me revenait pas. Je fis semblant de ne pas entendre chaque fois que la question revenait insidieusement. Je trouvais déplaisant que l'on puisse penser entamer avec moi une discussion de ce point de vue. Vexant. Méprisant leurs préoccupations les voir rester dans l'incertitude me distrayait un peu. Le jeu consistait à partir en oblique chaque fois qu'on croyait me tenir. Ainsi le temps passait. 5 jours. Pas de Mimi. Toujours un peu sous l'influence de Mathilde : au lieu de manger des glaces je nageais. Au lieu de fumer je nageais. Et même parfois la nuit. Il y eut des plaintes de locataires qui n'aimaient pas dormir avec le bruit de l'eau mais par respect pour mon chagrin je n'en fus pas avisée. Enfin pas directement. On mit le monsieur insomniaque dans un charmant petit appartement plus haut pour le prix de sa chambre et il s'en trouva désensibilisé. Puis j'eus l'autorisation de quitter la ville. Je laissai l'adresse de ma maison et quittai l'hôtel. Le train dans le sens Est-Ouest c'est l'enfer.


23
Le monde est mort et ce n'est pas une façon de parler. C'est palpable. L'évidence. Voilà pourquoi la frénésie incessante. La peur. L'angoisse. Les exorcismes. Le voile diaphane qu'il faut tisser à chaque seconde et qui plaque sur nous l'image de la vie. La vie pour ce que ses manifestations sont plaisantes... Je me sens si mal.
J'ai mal au dos; une gêne plutôt. Dedans. Ma crise de cystite n'est pas finie. Il faut toujours que je bouge vers les wc. Pour rien. Dans mon compartiment il y a un Américain et ses deux enfants. Il veut se faire prendre en photo avec eux sur un quai de gare à un arrêt et me tend l'appareil. Je le prends je les cadre tous les trois qui se tiennent triomphalement devant la porte d'accès à la voiture et au moment de déclencher la prise de vue je pivote légèrement l'objectif vers le bas mine de rien : c'est tout ce que je trouve sur le moment comme sabotage. Si je ne me trompe pas ce sont les trois ventres grassouillets et non les sourires dentus et les regards droit dedans qui ont impressionné la pellicule. Il me remercie je réponds mais c'est naturel je vous en prie.
La petite fille : l'air autoritaire et mauvais caractère nez en trompette taches de rousseur beaucoup d'assurance très contente de son apparence. Elle est visiblement soignée et tatillonne comme une vraie grande. Son style de vêtements soigneusement calculé et rétro 1970 : jean taille basse Nike blanches pull rose/orange court serré à manches courtes. Elle a les yeux bleus ses cheveux châtain clair sont coupés court; une coupe à caractère la raie au milieu la nuque courte les mèches effilées sur les côtés. Elle n'est pas très grande un peu enrobée. Elle a 10 ans env. Elle est immédiatement retournée à sa place méprisante nez au vent.
Le père de 36 env. n'est pas très grand non plus. Brun bronzé l'air en forme. Ses cheveux sont court dégradés; lunettes solaires en bandeau et chaîne d'argent au cou il porte un tee-shirt noir délavé repassé un jean noir coupe large il a un crâne en pain de sucre des chaussures confort-sport noir et il est enrobé un peu des hanches lui aussi.
Le garçon paraît gentil mais peureux et insatisfait. 13 env. Un pantalon de sport en synthétique, bleu roi très large, aux doubles bandes en filet blanc sur les côtés larges aussi (j'ai vu d'autres ados porter ça cet été) un large tee-shirt bananasse. Volonté faible à côté de sa soeur. Visage allongé anodin ennuyeux (déjà !)

Me traîner jusqu'au quai affectant la grande forme m'a coûté et certainement ce n'était pas très réussi. Je trouve l'air déplaisant difficile à respirer et j'ai chaud. Il me tarde d'arriver. Il faudra alors que je charrie mon sac hors du train. D'y penser je suis morte. Quelque chose ne va pas du tout.
Le chauffeur du taxi a porté mon bagage jusqu'au milieu de la salle à manger. La maison est vide. Elle n'était pas fermée. Je ne m'arrête pas à en tirer conclusion. Un coup de fil pour un médecin. Je file sous la douche qui n'apporte aucune amélioration : ce n'est pas le remède apparemment. Quelque chose se bloque dans mon dos et je commence à avoir de la fièvre. ça monte vite. Je laisse les portes ouvertes il fait de plus en plus chaud je me mets en travers du lit et j'attends. Le lendemain j'ai plus de 40° et la fièvre ne semble pas vouloir baisser au contraire. Je me sens très mal jetée sur le lit, j'ai tellement chaud. Je me dis que je suis en train de mourir. C'est une idée qui ne peut pénétrer : je n'y crois pas. Pourtant c'est vrai. J'essaye de me le raconter mais je n'y arrive même pas. Je reste inerte j'attends. Le temps s'est allongé. Tout est interminable.

Les autres enfants continuaient à pousser des cris dans la maison en construction. Il y avait un écho extra. Le son s'amplifiait et vous revenait dessus à la vitesse de l'éclair assourdissant. On se trouvait noyé dans son propre hurlement. Mais moi je rentrais chez moi : ma mère m'attendait. Nous devions sortir elle et moi. Hortensia cette horrible personne que je haïssais et qui avait une fois rouvert d'un coup de griffe ma cicatrice au menton m'avait raconté un peu plus tôt qu'une grosse femme avait découpé la peau de son ventre pour retirer la graisse en dessous et que ce qu'elle avait retiré elle l'avait mangé. Je ne pouvais pas la croire pourtant j'en avais envie : c'était vraiment extraordinaire. La soeur d'Hortensia s'appelait Bégonia. Nous nous haïssions aussi. Pourquoi Hortensia m'avait-elle raconté ça ? Qu'est-ce qui lui avait pris de m'adresser la parole ? Cette haine quand j'essayais de creuser un peu la question me posait beaucoup de problèmes : je savais quelle n'avait rien d'absolu ni d'universel. Il se trouvait des gens (ne serait-ce que leurs parents) pour aimer ces deux monstres avec leur énorme tête au visage plat dans quoi étaient plantés deux larges yeux bleu de porcelaine et toujours deux nattes chataînes tirées à l'extrême solidement maintenues en couronne. Je ressentais en fait un malaise à blesser de mes sentiments ces deux vieilles personnes abusées -les parents- que je ne connaissais pas et qui m'apparaissaient être deux pitoyables victimes. Je ne me sentais pas bien avec ça. Les deux soeurs étaient pourtant les plus laides les plus méchantes du monde. Et puis il y avait leur mystère : je ne savais pas où elles habitaient je ne connaissais pas les détails de leur intimité. à partir d'un certain point au sortir de l'école nos chemins se séparaient et c'est là que commençait la devinette : leur quotidien qui leur donnait sur moi l'avantage de connaître ce que je ne connaissais pas dans le mystère protecteur de quoi elles se retiraient et qui se dressait contre moi me contredisant me donnant tort (injustement car je les savais mauvaises) Leur maison avec ses meubles chaises tables trucs au mur leur lit tout ce que j'étais incapable de me représenter et qui les défendait contre le ressentiment qu'elles m'inspiraient. Ce monde que j'ignorais où c'était moi la mauvaise et qui me repoussait. Cela me faisait me sentir mal me faisait sentir coupable. J'avais raison certes mais pas "absolument". Il y en avait que les circonstances pouvaient amener à me contredire. Quelque chose qui avait tort pouvait en certains endroits avoir raison contre moi. Peu importe maintenant je suis si souple; si quelque chose m'ennuie je peux me glisser ailleurs. Je ne suis plus sujette au temps ni à la matière. L'univers entier est dans mon cerveau et moi je glisse intemporelle immatérielle réelle en train de quitter la vie.

Ma partenaire est là dans la maison. Elle est revenue la nuit de mon arrivée. Mais elle voudrait rentrer chez elle et j'ai senti un peu d'impatience. Elle n'a vraiment plus envie de rester elle se demande de combien ma fièvre va retarder son retour. Moi je m'en fous. Je me sens abandonnée j'ai d'autres préoccupations que d'être polie. Quatre interminables jours en fait. Puis la fièvre commence à baisser un peu; lentement. Ma partenaire décide que je dois manger. Elle m'apporte du poulet et en plus une aile. Je pense à une aisselle ça me soulève le coeur. J'ai moins chaud je peux dormir. Le malaise violent incessant s'atténue disparaît. Je ne peux même pas lever un bras tellement je me sens épuisée. Je dors me réveille bois mange de minuscules morceaux de pain et de légumes. Et quelques jours plus tard me voilà toute faiblarde sur mes jambes dans le jardin. Ma partenaire est partie réserver son billet. J'ai le sentiment d'être d'une excessive fragilité et que cela ne passera plus jamais.
Parfaitement sereine et apaisée avec juste la légère angoisse que justifie ma fragilité et prenant plaisir à tout. Transparente; je voudrais être toujours comme ça. Tout me glisse des mains et tout glisse pareillement de mes pensées. Le temps passe très vite ou très lentement je ne sais pas. Mais il passe trop vite je ne peux savourer aussi longtemps que je le voudrais ma faiblesse : au bout de trois jours je sens mes forces revenir. Pas de doute j'ai basculé de l'autre côté. Je me réinstalle dans mes frénésies mine de rien progressivement. Je vais perdre ma transparence, dommage. Je continue à mesurer ma minceur en encerclant aisément de mon pouce et de mon index droit mon bras gauche au milieu du biceps. Pas question que je laisse le bras grossir au point que cela soit impossible. Les dix jours qui viennent de passer m'ont coûté 7 kilos; une bonne brise pourrait me soulever.

Il y a un coup de fil de Mimi qui vient de rentrer en France. Je ne le savais pas parti. Il ne fait pas de commentaires sur la catastrophe de la côte. Il propose de passer, il est oisif en ce moment. Je me dis "il va venir me descendre" mais même si c'est vraisemblable l'idée ne peut prendre corps en moi.

Peu de temps après nous roulions sur une route parallèle à la mer dans la forêt de pins. J'avais très soif et lorsque nous sommes passés devant un camping qui annonçait quantité de choses comme épicerie restaurants tennis salle de cinéma piscine etc. Mimi s'est arrêté en face de l'entrée pour me laisser gagner l'épicerie.
Je m'apprêtais à traverser mais je l'entendis qui me criait de revenir. Il avait avisé un camion-citerne qui annonçait un chargement de gaz en bleu et rouge sur la renflure blanche de sa remorque. Je l'ai vu qui épaulait son super fusil dont je ne saurai jamais me servir il l'avait tiré de sous le siège arrière où il était cachétout monté. Le camion qui avait tourné précautionneusement s'engageait lentement dans l'allée du camping. Je suis remontée très vite en voiture et aussitôt nous sommes repartis sur les chapeaux de roue. Je regardais à l'arrière mais rien ne se passait. Mimi avait tiré deux fois. Soudain je vis au travers des arbres une brutale lueur fulgurante suivie de plusieurs détonations comme des explosions.
Ensuite la forêt a pris feu. C'est devenu l'affaire de la police, des pompiers et des journalistes. Nous, nous nous éloignions vite. Quand il a été sûr que ça avait bien pris, Mimi sans détourner les yeux de la route a dit : "Bon anniversaire."
Bon anniversaire qui ? Pas moi en tout cas. Peut-être Mathilde. Je n'ai pas répondu. J'ai repensé qu'il voulait me tuer. ça ne me semblait pas possible de s'y opposer. Et d'ailleurs je n'y croyais pas davantage.


24

— Je rentre à Paris.

Me dit Mimi levant les yeux d'un journal qui annonçait une catastrophe dans un camping. Un acte terroriste non encore revendiqué.

— Accompagne-moi si tu veux. Mais ce n'est peut-être pas la peine que tu recommences tes tournées dans les cabarets. Si tu veux mon avis tu es trop maigre en ce moment on ne voudra pas de toi.

— Ne ris pas. Les jours ont déjà trop raccourci je n'aime pas rester à l'automne. Cela me déprime. Je veux bien partir. Mais je ne sais pas quoi faire. Je n'ai pas envie de m'ennuyer.
— Si ce n'est que ça on peut te trouver quelque chose.

Mimi s'amuse.

— Non merci je n'ai pas confiance. Même si tu me proposais d'être vendeuse dans une boutique je me méfierais. Je vais me confier au hasard si tu n'y vois pas d'inconvénient.

— Tu le crois plus cool sans doute mais tu sais il est sournois. Avec moi tu t'attends tellement au pire que tu ne peux avoir que de bonnes surprises.

— Arrête de m'embêter. Je ne suis pas intéressée par les surprises.

— Je plaisantais.

— C'était quoi l'anniversaire ?

— Un vieux truc. Le genre d'histoire dont tu n'aimes pas entendre parler en ce moment.

— Oui tu as raison je préfère ne pas le savoir.

Le journal : Un double meurtre au port de B. Le capitaine du port et sa femme ont été trouvés morts dans leur chambre de la capitainerie. Ils avaient été tués à coups de fusil de chasse. Je lis à l'envers face à Mimi. B. n'est pas loin d'ici. Aucune trace aucun mobile rien dans leur vie tranquille et qui semblait transparente ne peut fournir le moindre indice. Passion règlement de comptes affaire louchemystère épais. En douce j'observe la direction du regard de Mimi. ça a l'air de l'intéresser plus que l'histoire du camping. Encore une bonne surprise sans doute. En effet le hasard est certainement plus cool. Mais peut-être que je m'emballe : il n'est quand même pas l'auteur de tous les meurtres et de tous les attentats dont rendent compte les journaux.
Il se tourne impassible vers la fenêtre qui projette avec rectitude des stries successivement éclatantes et sombres sur le plancher qu'a poli le frottement de pieds sableux. Je suis sûre que c'est pour dissimuler ce que pourrait révéler son regard. Amusement satisfaction autre ?

Comme des espions dans l'obscurité les lourdes têtes des roses dans le jardin derrière la fenêtre. Je suis penchée sur les wc et je vomis. Depuis longtemps vide mon estomac continue de se contracter douloureusement. Lorsque je sors Mimi est en train de déplier son duvet sur la véranda.

— Si tu veux me dit-il j'ai vu qu'il restait encore un litre de glace dans le congélateur. ça pourrait te faire passer encore un peu de temps...

Je hausse les épaules ce ne sont pas ses affaires je me rends malade si je veux. Et je sors; j'installe le transat pas trop loin du perron : nuages et vent. J'ai peur qu'il n'y ait un orage cette nuit. Je n'aurai qu'à le tirer de deux ou trois mètres pour être abritée si ça tourne mal. Mon estomac est tellement vide que couchée sur le dos je peux sentir au travers ma colonne vertébrale. Moi aussi je me sens vidée. Je m'endors vite.


25
Lisa-Belle travaille pour un gros éditeur provençal et je la connais depuis longtemps. Une de mes amies de classe était sa maîtresse. Je ne lui ai jamais vu d'autre couleur de cheveux que parfaitement blancs elle non plus à l'en croire; et sa grand-mère était ainsi. Cette masse blanche mousseuse est tout un spectacle; le regard s'y oublie elle annihile le temps...
Soudain je ne sais pourquoi je pense brusquement à elle avant de partir pour Paris et je l'appelle. Excellent toute la vie me revient : elle part à Venise en voiture avec une amie. Pour y rester une journée (business). Ensuite elle va passer à Florence quatre jours (elle y a des attaches). Et je peux occuper le siège arrière si je veux.

— Sois là demain soir me dit-elle. Je voudrais passer la frontière le lendemain. Nous dormirons pas trop loin de Venise dans un hôtel. J'ai rendez-vous pour le déjeuner avec un auteur. Je n'y serais pas obligée mais comme j'en profite pour passer à Florence... Tu me connais c'est le genre de voyage que je ferais sous n'importe quel prétexte.

Mimi me laisse donc à la gare de Bordeaux. Voyager en travers avec la SNCF n'est pas évident : 100 kilomètres peuvent vous prendre plus qu'une demi-journée. Mimi s'occupe de tout organiser prend mon billet et comme il n'a rien eu de spécial à faire en chemin je considère que la journée s'annonce bien.


26

— Arrête de les injurier, tu ne trouves pas ça plaisant de te faire draguer toute la journée ?

— Non. Ils font ça avec n'importe qui et même n'importe quoi du moment que ça a l'air de venir de l'étranger. Regarde un peu : même les voitures s'arrêtent. On est les sosies d'un groupe de rock ou quoi ?

— ça les amuse. Ils tiennent à leur réputation. Il faut en faire plus qu'eux, c'est tout.

Et LisaB qui se prend au jeu vampe carrément le patron du restaurant sous les platanes face à l'entrée du petit musée. Cela nous vaut en plus des simples spaghettis que nous avions demandé un assortiment pantagruélique de glaces et de sucreries avec le café.

— Vous êtes trop maigres rit LisaB. Il veut vous remplumer. Mais moi il me trouve bien je suis tout à fait son genre.

— Ah il aime sans doute se faire attacher au radiateur...

C'est son amie Maria la Portugaise qui ne rit jamais beaucoup

— Sait-on jamais... LB rêveuse.

Il y a avec nous une actrice allemande d'un cinéma un peu confidentiel que LisaB a poursuivie à Venise tout l'après midi. Elle a finalement réussi à l'avoir dans la voiture. Elle lui a promis de la ramener à Paris. C'est curieux pour une Allemande elle ne parle même pas l'Anglais. Elle se rue pour le moment sur le surcroît de sucreries. Elle porte les cuissardes qu'elle a achetées ce matin sur un vieux marché et pour les mettre en valeur elle a dû raccourcir sa jupe aux ciseaux. Lorsqu'elle est assise une double et large bande de chair blanche s'écrase sur le siège. L'aubergiste ne peut en détacher les yeux. En général l'Allemande est une enquiquineuse : elle a mal aux pieds toujours faim trop chaud ou autre chose. Mais LisaB est capable de tout supporter de la part d'une star. Même une petite. En fait même si c'est une actrice allemande elle est hollandaise. Son père fit sa carrière dans les ambassades. Elle cache jusque sous son matelas des bouteilles de genièvre dont elle boit régulièrement et ne saurait se passer. Complètement obsédée par l'approche de la décrépitude (et ses molles habitudes donnent raison à ses inquiétudes) elle raconte à LisaB que pour photographier jambes nues les personnes aux cuisses un peu effondrées afin de corriger un peu le mauvais effet des replis de chair venant s'écraser sur le siège il faut poser une cuillère concavité vers le haut entre la chair et son support. LisaB nous traduit l'histoire et ajoute laconiquement :

— Sans doute veut-elle parler d'une bonne grosse cuillère de service.

Même Maria daigne un sourire.

Macha qui nous voit rire en Allemand insiste :

— Si si c'est vrai ça marche !

à Florence Lisa B nous laisse tomber un peu. Elle part chez ses amis des personnes âgées maintenant qui connaissaient son père, dans la maison où elle a passé de nombreuses vacances. Elle nous a déposées chez deux petites fo-folles qui nous ont ouvert la porte nus quasiment dans des falbalas de tulle pastel. Leur studio en était envahi. Ils sont stylistes. Ils avaient charge de nous conduire toutes les trois chez une princesse florentine authentique. Ils revêtirent pour sortir leurs jeans dont étaient ouvertes le long des jambes et presque jusqu'au pubis les coutures intérieures.
La princesse ne faisait rien. Elle ne bougeait même pas. Elle occupait un appartement au premier étage dans une très grande maison paysanne vétuste rudimentaire et dont la façade donnait sur une rue étroite d'un quartier animé. Elle était brune petite grosse souriante affable et tranquille. Jeune peut-être 25, aucun âge ne semblait lui convenir. Au sol qui penchait beaucoup il y avait des tomettes rouges et à la dérive là-dessus de rares meubles très lourds. Sombres rustiques mais dans cette si grande pièce obscure et au plafond bas, ils ne parvenaient pas à en imposer. Tout allait à vau-l'eau; c'était si crasseux. Il n'y avait rien comme autre objet. Au fond dans la cuisine exiguë la fenêtre au-dessus du petit évier de pierre qui doit être là depuis le moyen âge donne vue si l'on se hausse sur des courettes et des toits. Les épaisses étagères dans les placards aux pesantes portes branlantes et couvertes de nombreuses couches de peinture écaillée sont vides poussiéreuses.
Tout au plus au-dessus de l'évier quelques assiettes ébréchées une ou deux vieilles casseroles et deux ou trois tubes de concentré de tomate presque vides et extrêmement périmés à mon avis -les coulures sur le métal et autour du bouchon sont toutes noires- Sur la paillasse un petit réchaud plat à deux feux où l'on a de la peine à distinguer la couleur de l'émail. Il n'y a pas de salle de bains et les toilettes à la turque sont bouchées.
Les deux garçons se sont rués dans l'appartement comme deux lambeaux de tissus dont la tempête vient de s'emparer hurlant et virevoltant autour de la princesse qui n'avait pas quitté son fauteuil. Ils se sont assis autour d'elle appuyés à son siège ou sur ses genoux prenant des poses outrées riant hystériquement. La porte était toujours ouverte; on entrait et sortait à sa guise. Et dans la rue rien de changé : on tombait tout de suite sur des garçons exubérants qui vous faisaient une bruyante et tenace escorte. Casse-pieds. LisaB nous rejoignait l'après midi. Nous sommes tous allés une fois nous baigner dans un lac en pleine campagne. Le paysage était exactement l'arrière plan d'une toile de L de Vinci. La princesse nous accompagnait elle s'est assise dans l'herbe sur un grand morceau de tissu rouge sombre. Les deux garçons jouèrent un moment à lui chasser les mouches. C'est la seule fois qu'elle quitta son fauteuil. Nous étions cinq dans la voiture les deux garçons suivaient en mobylette. Ils n'arrêtaient de courir et de rire de se poursuivre de se jeter dans l'eau et de s'éclabousser que pour s'enduire de crème maquiller leurs yeux ou changer leur coiffure.
Je les ai mal supportés au début. Je voulais rentrer en stop le premier jour mais finalement ils étaient drôles. J'ai fini par les trouver plaisants et même attachants. Lorsque LisaB est venue pour que nous partions je n'aurais pas rechigné à rester une semaine encore.
Nous avons commencé par un faux départ : Macha ayant oublié dans l'appartement quelque chose de très important. J'aurais parié que c'était une bouteille de genièvre et même j'aurais pu aller la chercher à sa place; je savais où elle les cachait. Il y en avait une que l'on sentait en enfonçant profondément son bras dans la pliure du canapé qu'elle s'était octroyé pour dormir et l'autre se trouvait dans l'ombre contre le mur sous un meuble. On la voyait en se couchant par terre. Il y en avait peut-être d'autres je n'ai pas cherché. Je suis tombée sur ces deux-là par hasard : j'ai vu Macha la nuit qui les remettait en place quand elle croyait que tout le monde dormait. Je pense d'ailleurs que tout le monde le savait.
Puis il y a eu à l'avant une scène à voix contenue entre Maria et LisaB. C'est Maria qui a attaqué. Peut-être à cause de la princesse qui était sans doute une ancienne petite amie de Lisa. Maria est restée tout le temps bougon après ça. Je somnolais à moitié. Leur dispute me distrayait comme aurait pu sinon le faire le bruit du moteur mais je ne comprenais pas bien. D'autant plus que Maria s'était mise à maugréer en Portugais. Cela mettait Lisa hors d'elle : elle ne supportait pas que l'on soit grossier avec elle.
Lorsque nous sommes arrivées à Paris la première chose fut de laisser Maria à sa porte. Elle nous a dit au revoir à Macha et à moi mais pas à Lisa. Elle a juste claqué sa portière et la malle ensuite quand elle a pris son sac. Macha s'est précipitée sur le siège avant et nous avons redémarré.


27
Mimi et LisaB s'entendent très bien. Ils sont là à boire du Muscat de Rivesaltes et à rire dans le canapé. On dirait qu'ils se connaissent depuis longtemps. Nous sommes au pied-à-terre parisien de LisaB chez une de ses vieilles amies qui est en train de s'acharner sur un pauvre mixer dans la cuisine. Elle fait quelque chose avec toutes les herbes que LisaB a rapportées du Sud.
L'actrice ne la lâche plus; elle apprend la cuisine française mais le bruit du mixer couvre ce qui doit leur tenir lieu de conversation. Le Muscat m'endort. Mimi est partant pour mettre de l'argent dans une collection éducative que LisaB veut créer chez son éditeur. Elle est en train de lui démontrer que ça va faire un tabac. Son projet a déjà sa forme il n'y a plus qu'à le lancer. Si elle arrive avec un début de financement elle est sûre d'emporter le morceau. à la voir avec ses joues toutes allumées quelqu'un de mal informé ne voudrait pas croire qu'elle traite d'éducation. Mimi qui aime les femmes bourrues est tout à fait décontracté. ça a marché tout de suite entre eux. La soirée s'annonce relax amusante et bien arrosée.
Mimi m'a ramené la DS. Je ne résiste pas je pars faire un tour. Je me glisse dehors sans prévenir. Je crains que Macha ne veuille venir si elle me voit. Vraiment je ne la supporte plus. Il faut toujours s'occuper d'elle s'intéresser à elle écouter des histoires qui ne regardent qu'elle (endurer son baragouinage en Français est extrêmement pénible) sinon elle fait des caprices des trucs incroyables de connerie. Finalement on ne peut jamais s'arrêter de penser à elle. Elle ne le permet pas. De plus elle n'a pas l'air décidé à partir. Elle n'a rien de spécial à faire qu'errer de ci de là. Tant qu'il y a à boire à manger et des gens pour lui créer un cadre (dans quoi, c'est son truc, elle peut faire des bêtises en douce) elle n'a aucune raison de bouger. Bientôt elle vous pique votre lit et vous vous retrouvez sur le canapé. Ses parents en Hollande aimeraient bien la voir plus souvent mais justement c'est là qu'elle n'aime pas être. Ils n'apprécient pas sa façon d'aborder l'existence elle prétend qu'ils la harcèlent. Comme elle a trente ans un peu dépassés ils passent leur temps à organiser des sorties, des soirées, des thés pour lui mettre des prétendants dans les pattes mine de rien. Ils veulent absolument qu'elle se marie. C'est ce qu'elle a dû finir par faire je suppose. Je lui souhaite avec un psy. ça leur ferait de quoi s'occuper.
Paris a un air, ce soir. Complètement déjeté sinistre et mauvais. Populeux et misérable comme jamais des cafés enfumés et crasseux des boîtes minables les trottoirs maculés. Ou alors désert toutes grilles tirées sur des vitrines qui refont le catalogue de toutes les vieilles séductions jusqu'au dégoût. On se sent mal dans la rue balayée de rafales pourtant bienvenues à cause de la pollution. Il faisait si bon il y a deux jours. Je mets à fond le chauffage dans la voiture et j'ouvre les fenêtres en grand. On ne peut pas dire que ça soit parfait comme illusion. Par endroits je gèle par endroits je chauffe.
Vraiment je suis dans la lune : à plusieurs reprises je m'aperçois trop tard que j'ai brûlé un feu. Mais je suis contente parcourant Paris dans cette voiture. Entre Blanche et Pigalle les chasseurs continuent d'accrocher les touristes et les esseulés. J'hésite à monter Cité du Midi où habitent deux de mes amis. Je me dis que je n'ai pas le temps que je viendrai demain. Je ne sais pas si j'ai trop envie de revenir chez Gisèle mais je suis un peu obligée c'est tout de même moi qui ai demandé à Mimi de venir m'y retrouver.
Je roule vers la Concorde pour voir un peu de ciel dégagé. Cette ville me rend claustrophobe. Remplie de comptables et d'employés de bureau. Trop mesurée. Toute l'économie humaine y est calculée au plus serré. Où se trouve cet endroit rempli de monde joyeux et de fêtes dont on ne sort que dans des voitures aux vitres fumées ? Comment échapper à l'humanité des villes ? Quelque part qui ne serait pas assujetti à ces pauvres désirs et cet impitoyable appétit dont la trace puante se voit dans les ordures partout laissées ou nettoyées peu importe. Quelle perte de temps que le langage. Grogner meugler hululer est amplement suffisant puisque tout se résout à manger baiser procréer. Toujours devant, le vide néantifiant enfilade de journées triviales qui nous voient toujours revenir en arrière vers des endroits connus avec des gestes non renouvelés. Je suis à point pour retourner à la petite fête on dirait.
Une voiture me colle aux fesses. Il y a trois hommes dedans. Ils me suivent. Oui j'en suis sûre. J'ai fait trop de tours et détours il ne peut y avoir de coïncidence. Il faut que je m'en débarrasse avant d'arriver mais il n'y a rien à faire. Ils sont toujours là à côté ou derrière aux feux rouges et je les vois dans le rétro quand je roule. Je profite d'un feu pour verrouiller les portières et remonter les glaces. Je fais deux ou trois fois demi-tour et change de route pour rentrer. Je roule trop vite puis trop lentement. Lorsque j'arrive au bas de l'immeuble ils sont toujours derrière moi. Je reste en double file ils attendent quelques mètres en arrière. Ils ont l'air décidés à rester. Moi je ne sortirai pas tant qu'ils seront là. Je les surveille. S'ils font mine de s'approcher je démarrerai. Cela peut durer. La rue est déserte peu fréquentée il est une heure. Il y aura bien quelqu'un qui va rentrer du cinéma me dis-je. Au bout d'un moment un bruit de conversation. Deux garçons arrivent sur le trottoir dans mon dos. J'oriente le rétro pour les voir bien et quand ils sont à la hauteur de l'autre voiture je sors et je me dirige vers eux; on se rencontre à mi-chemin. Je leur demande de m'accompagner jusqu'à la porte et d'y rester une minute ou deux le temps que je prenne l'ascenseur. Ils ne sont pas trop partants mais pris de court ils me suivent. Je doute fort qu'ils seraient restés à garder le seuil une fois que j'aurai disparu mais les trois types n'ont pas insisté. Je les ai vus qui démarraient alors que nous étions encore sur le trottoir. Je suis montée à toute vitesse par les escaliers car l'ascenseur n'était pas en bas et je n'ai pas eu le coeur de l'attendre.

Au cinquième se déchaînait une véritable partie. Gisèle était en forme elle a fait un dîner pour douze et a appelé quelques-uns de ses amis. Ceux qui étaient libres sont venus. Le dîner en était à peine au début. Finalement j'avais faim aussi. Il y avait deux garçons pas possibles ils m'ont tant fait rire. Décidément c'est la soirée des amitiés nouvelles. La nuit est franchement éclaircie quand nous partons. Mimi qui se tient toujours très bien me dit de prendre le volant. Il est trop ivre. Moi je n'aime pas l'alcool : c'est toujours un mauvais moment où je lutte contre le sommeil. On est vraiment bêtes; on a pris l'escalier après avoir appelé l'ascenseur. Là je vois bien que Mimi a quelques problèmes d'équilibre. Je suis sûre que quelqu'un qui ne le connaît pas n'y verrait rien. L'escalier se déroule infiniment; l'herbe du jardin provençal n'est pas si anodine qu'il y paraît.

Une pierre a rebondi sur le pare-brise de ma voiture sans le casser et il y a marqué "pute" dessus au feutre noir. Pauvres types revenir pour ça. Pas de quoi être fière de l'aventure. Un peu plus loin nous doublons trois des invités de la soirée parmi lesquels les deux amusants garçons. Je stoppe et je leur propose de les ramener. Inutile ils habitent tout près mais on peut monter boire un verre au point où l'on en est...
Plus tard dans le matin la porte vitrée du salon s'ouvre sur le propriétaire des lieux le père de celui qui s'appelle Alfred tout hirsute et mal réveillé très convivial cependant. Il possède une librairie entre Jussieu et le boulevard St Michel je n'ai pas très bien compris laquelle nous l'y avons pourtant déposé dans la matinée. Il nous fait du café tellement fort qu'on a la migraine rien qu'à le respirer. J'ai mis cinq sucres dans ma tasse avant de renoncer à boire le mien. Alfred le père est un bavard insupportable et avenant maigre et jovial à l'aise sans doute en toutes circonstances plein d'esprit et dans une forme que son fils devait lui envier. Il nous a tous étendus raides morts. On a poussé un soupir quand on l'a posé rue de La Montagne Sainte Geneviève.

Ce n'est pas très grand chez Mimi ni très meublé. à part ses vêtements et ses affaires de toilette dans la salle de bains on ne peut pas y trouver grand chose de personnel. L'immeuble est récent et cossu. C'est au rez-de-chaussée les fenêtres donnent sur un jardin de roches et de sable, oriental. Pas en ce jardin la moindre plante verte et l'immeuble est en béton gris. C'est un peu affecté mais c'est carrément plaisant de ne pas voir de géraniums ni d'hortensias ou toute autre de ces maladives excroissances de nos esprits. Le gris est reposant pour les yeux. Et comme je me sens bien aussi dans les appartements vides je me suis endormie parfaitement sereine sous la fenêtre ouverte de son living.


28
C'est une belle journée d'automne à Paris. Il faut faire son chemin à la machette sur les trottoirs. Les indiens dépenaillés lents obèses et moustachus quand ils sont commerçants (riches sans doute mais toujours lents) les maquereaux africains gros et grands tellement parés et cet étalage ostentatoire n'est que le signe évident de la plus sordide misère celle qui se lit dans la cruelle platitude de leur regard. Ils entravent votre chemin feignant de vous ignorer afin d'être sûrs que vous ne raterez pas leur splendeur. Puis l'obstacle des femmes enracinées pancake et perruquées au derrière élargi avec des tours et des tours de tissu et qui attendent en groupe de commères le client. Et plus loin devant la plaie purulente d'une porte cochère -si on ose la franchir ce qui est peu probable on se trouve dans un squat bien pire que sombre et crasseux tout noir des incendies qui s'y sont déclarés souvent- les dealers se relaient pour faire le guet. à proximité une fille ravagée tente encore de séduire le passant effondrée et bégayante sur le capot d'une voiture; des pigeons estropiés agglutinés sur un tas de pain mouillé et un énorme pigeon écrasé au milieu de la route. Une jeune noire de douze ans et demi qui lance ses regards vers un touriste allemand excité mais il est venu là pour les garçons. Vente de vêtements de parfums de toutes sortes de produits contrefaits devant des coffres de voiture. Des familles entières dont on n'aperçoit que les yeux blancs dans des minibus aux diverses immatriculations et que le chauffeur ne sait presque pas manoeuvrer des barquettes de riz à la sauce du traiteur chinois abandonnées à demi pleines sur le sol et que les pieds étalent en même temps que les excréments de chiens. Et tout le reste, les seringues la partie inutilisée des doseurs à Ricard -j'en ai compté quatre en traversant le carrefour- les bouts de sparadrap l'ameublement dégoûtant vomi par un appartement vidé en quatrième vitesse la Mercédès jaune paille d'un maquereau bloquant la circulation afin qu'on n'ait aucune chance de ne pas le remarquer au volant et deux dealers au crâne rasé qui écoutent du rap à fond dans leur vw décapotable avec quoi ils ont fait les plages cet été et qui commencent derrière à s'énerver.

Les petits employés blancs des start-up que le prix du mètre carré habitable a attirés dans le quartier passent directement du parking en sous-sol à leur appartement et ceux qui ont des enfants trafiquent leur adresse pour ne pas les envoyer à l'école voisine. Au fond de la réception des hôtels bon marché ou dans l'ombre de leur vitrine dissimulés par les paquets de gâteaux secs et les boîtes de coca qui se vendent surtout passé 22 heures, les espions ne laissent à personne l'occasion de faire un geste sans qu'il ne soit enregistré.

Il y a du soleil un peu plus haut sur les murs et un vent froid s'engouffre du nord. Sur le boulevard un flot tonitruant empoisonné d'automobiles que remontent à fond trois voitures de police sirènes hurlantes. Deux hommes qui s'empoignent et commencent à se battre sous les yeux d'une grosse femme placide et satisfaite attirent sur leur seuil les boutiquiers pour se distraire un peu. La porte de l'immeuble est encore cassée. Elle a été réparée la dernière fois il y a deux jours. Pour l'instant on laisse tout ça pourrir. Comme les oeufs sur les portes des prostituées. Quand on aura tout racheté à vil prix on procèdera au nettoyage.

L'appartement est moyen. Il n'a pas l'air très habité. Mimi est posé sur un fauteuil défoncé et quant à moi je vais et viens car je ne suis pas en pantalon et il n'y a rien ici sur quoi je voudrais m'asseoir sans avoir auparavant posé un kleenex. C'est humide et ça sent mauvais. Les fenêtres sont obstinément closes d'épais rideaux ayant perdu toute couleur tirés devant.

Mimi est tranquille il me dit qu'après ça on ira dîner. Ok ok je fais mais je suis pressée de sortir. J'ai envie de prendre un mouchoir pour aspirer l'air au travers. Je me dis que vraiment j'exagère et je me contente de respirer à tous petits coups. L'homme qui nous a ouvert est parti dans la pièce à côté, embarrassé pour téléphoner. Je ne sais pas de quoi il retourne mais apparemment ce n'est rien de terrible "juste un petit crochet pour faire une course chez un ami".
Bien sûr il y a toujours quelque chose d'inquiétant dans les petits crochets de Mimi mais il est légèrement vêtu il n'a aucun bagage nous sommes à pied. Je ne vois pas où il cacherait un arsenal. Le type s'attarde dans l'autre pièce. Je n'y tiens plus je fais une proposition : je vais attendre dans le café au coin du boulevard. ça amuse Mimi qui me dit que je ne respirerai pas mieux là-bas.
En effet excepté une vieille femme sur une banquette de skaï fissuré toute la clientèle est masculine debout agglutinée au comptoir enfumant avec application l'atmosphère au point que l'air en semble solide. Dans la cour cela sent le curry brûlé avec en arrière plan une odeur de poisson ou peut-être d'huile trop chauffée.
Je ne suis pas restée dans le café je suis allée me planter devant chez le traiteur chinois qui sert de rendez-vous aux fournisseurs et à leur clientèle dans l'odeur plus plaisante du riz parfumé.
Je commençais à maudire le vent quand j'ai vu Mimi qui arrivait de l'autre côté de la rue. Il n'était pas seul et je me suis donc gardée de lui faire signe. Ils étaient deux avec lui mais pas celui qui nous avait ouvert la porte de l'appartement. Ils ont traversé pour aller vers le café. à ce moment Mimi m'a regardée mais comme j'allais ébaucher un signe il a détourné son regard. C'était clair. Ils sont entrés dans le café, ressortis. Mimi a dit quelque chose peut-être que j'avais dû partir. Il y avait sur les clous une voiture break dans laquelle ils sont montés tous les trois Mimi sur le siège avant.
J'ai regardé la voiture démarrer j'ai repris la DS et je suis revenue chez lui prendre mes affaires qui étaient toujours emballées et la clef du studio qu'il avait aussi au dernier étage dans l'autre aile de l'immeuble. Ce studio personne n'était censé le connaître. Du moins je l'espérais. Je posais la main sur un petit pot de ddl dans la salle de bain quand j'ai entendu du bruit de l'autre côté de la porte d'entrée. J'ai raflé mon sac au passage et je me suis glissée dans la cour par la baie vitrée que j'ai doucement refermée. J'espérais que personne ne regarderait par là. J'ai pris l'ascenseur qui dessert le corps en façade de l'immeuble et j'ai fait les deux derniers étages à pied puis j'ai ouvert tout doucement la porte qui donnait sur le couloir : il était désert. Dans le studio je suis montée sur le siège des toilettes pour regarder par la lucarne. Je voyais la baie de l'appartement mais le store a été tout de suite descendu. J'ai vu pendant qu'il s'abaissait l'ombre d'un chien qui se déplaçait vivement la queue en l'air. Comme je n'arrivais pas à rester ainsi dans l'ignorance je suis redescendue et je suis entrée dans une boutique de photocopies en self-service en face de l'entrée. J'ai vu sortir trois hommes; petits et minces tous les trois. Un chien loup qui n'était pas tenu en laisse marchait à côté de celui qui était derrière les autres. Ils sont montés dans une petite voiture blanche immatriculée 13. Marseille. Le chien haletait la langue qui gouttait pendante. Je suis revenue dans le studio et par manque d'imagination j'ai appelé chez Gisèle. Personne.

La colonne verdâtre se désespérait. Je suis pourtant le meilleur ami de Mimi disait-elle et du sang commençait à en sourdre doucement. Je posai ma main contre sa surface un peu molle et je ressentis des picotements. C'est comme la mer quand il y a des méduses pensais-je. J'étais assise par terre dans l'obscurité de la boîte et délicieusement inondée de mes propres larmes. Puis je me réveille.

C'est le début de l'après-midi mais il fait si sombre ça pourrait être aussi bien le crépuscule. J'avais bien fini par les retrouver la nuit dernière. LisaB ne peut pas être à Paris sans passer ses soirées au Katmandou et hier ne faisait pas exception. Enfants, la gérante et elle étaient voisines. Elle y connaît tout le monde. J'ai attendu une heure convenable pour m'y rendre en errant au volant par les rues et il était encore beaucoup trop tôt pour me préparer à sortir. Je suis remontée dans le studio. Il y avait des cassettes vidéo. J'ai regardé Dawn Of The Dead c'était une version française et je suis partie à Sèvres Babylone.

La première chose que j'ai vue en entrant dans le Katmandou c'était à sa table habituelle la chevelure blanche de Lisa qui brillait. Toutes les deux Gisèle et elle en costume très strictes. Lisa vraiment chic. Gisèle un peu trop homme pour mon goût portait des lunettes noires de punk. Elles étaient en train de faire son affaire à une bouteille de vodka en regardant depuis leur coin à l'écart les filles qui dansaient. Je me suis assise avec elles qui n'étaient pas d'humeur à bavarder et semblaient très calme-et-confort la tête de Gisèle penchée sur l'épaule de Lisa. Renée le maître d'hôtel a apporté deux verres et s'est assise avec nous le temps de s'en faire offrir un aussi. Puis il y a eu du remous vers le vestiaire et c'est là que Gudrun s'est fait attraper en train de faire les portefeuilles et les sacs. Personne ne tient à appeler la police elle sait qu'elle ne risque pas grand-chose. Elle s'est juste retrouvée dehors interdite de séjour et dépouillée mais ça ne la frappe pas trop. Pour elle tout ça est un jeu. Elle est hongroise sa famille est vraiment riche et elle passe son temps à prendre l'avion. Vienne Paris Londres et Barcelone sont ses quatre lieux de résidence successifs en général mais je ne suis pas trop au courant de ses déplacements. Elle aime faire les poches et ne voit pas pourquoi elle ne le ferait pas. Je connais Gudrun nous avons des amis communs : un groupe d'artistes qui s'appelle "En Avant Comme Avant". Je ne vole quand même pas à son secours. Pourtant j'ai un petit sentiment pour elle : elle a 22 ans, petite et maigre elle s'habille comme une vieille bourgeoise pincée et elle est d'une arrogance que rien ne peut démonter. Elle est froide comme la pierre ne pense qu'à faire des conneries; elle est vraiment drôle la plupart du temps. C'est ça qui me fait craquer : je la trouve intelligente et gonflée.

Plus tard quand nous sommes sorties j'ai noyé le moteur en essayant de démarrer et nous sommes parties à pied chez Gisèle sous la pluie mais on n'a rien senti. Macha n'est plus là elle a grimpé un étage : elle a séduit le voisin du dessus. Elles espèrent qu'elle ne redescendra pas. Gisèle me dit qu'elle va partir quelques jours dans le Sud avec Lisa sans prévenir et espère régler le problème en fermant l'appartement. Elles étaient en travers du canapé je me suis donc endormie sur la moquette et quand réveillée par le froid je suis allée chercher la voiture il faisait déjà jour depuis longtemps. Elles étaient toujours habillées jetées n'importe comment dans le salon.


29
Je ne me sentais pas trop mal en me réveillant mais pas débordante d'énergie. J'ai essayé de remédier à ça dans la salle de bains, je me suis endormie sous la douche. Je me suis remise au lit avec l'odeur de savon et les cheveux mouillés et quand le téléphone a sonné la nuit était tombée. J'étais toujours couchée; je regardais Herz aus Glas et comme je somnolais à demi j'étais sans doute une sorte de spectateur idéal. C'était Mimi qui appelait et dix minutes plus tard il serait là.
ça m'a rappelé l'appartement et je suis allée voir par la fenêtre des toilettes mais les stores étaient toujours baissés. Mystère. J'y ai fait sonner le téléphone il n'y a pas eu de réponse. Mimi est entré habillé comme hier matin il est allé dans la salle de bains et quand il est ressorti il s'est endormi presque aussitôt sous une couverture dans l'autre canapé. Le voir dormir si bien m'a soulagée d'un poids et du coup moi aussi j'ai remis ça deux petites heures.
Il y avait en bas un restaurant chinois qui faisait des plats à emporter et il était vraiment tard quand je suis descendue chercher des fritures et des vapeurs. Vers 3heures du matin quand Mimi s'est réveillé nous avons réchauffé tout ça. Quant à sa disparition moins j'en saurais mieux ça vaudrait voilà son opinion. D'ailleurs c'était juste une petite mise au point c'était réglé maintenant. Mais trop de monde connaissait son adresse il n'allait pas garder cet appartement. Je lui ai demandé si cela avait à voir avec les gens de Nice les trois types et le chien venaient aussi du sud mais il ne m'a prêté aucune attention. Il regardait perché sur les toilettes vers son appartement dont le store était toujours baissé. ça ne lui a rien appris sinon qu'il ne semblait pas y avoir de lumière mais pas moyen d'en être sûr.

Il fallait quand même se décider à aller voir. Nous sommes descendus. Je suis restée dans le jardin j'ai laissé à Mimi armé le temps de faire le tour jusqu'à l'entrée et dissimulée dans la porte qui donnait accès au hall j'ai lancé des petits cailloux sur le store. D'abord un puis deux très proches comme s'il s'agissait d'un signal. Il fallait détourner l'attention d'un éventuel guetteur qui serait resté à attendre dans le noir. Pendant ce temps Mimi entrait. La lumière s'est allumée le store s'est levé j'essayais de disparaître dans mon recoin. C'est la silhouette de Mimi qui s'est découpée dans l'encadrement. Il n'y avait personne d'autre dedans. Je m'attendais à tout trouver chamboulé; ce n'était pas le cas. En deux voyages nous avions remonté les affaires de toilette les vêtements utiles et les papiers personnels et nous avons laissé le store relevé en partant. Mimi avait des coups de fil à passer mais il fallait attendre une heure décente.
Nous n'avions plus sommeil et il m'a proposé de faire un petit tour pour respirer l'air frais du matin. J'ai regardé dehors, nous étions menacés d'une belle journée. De retour je me suis rendormie pendant que Mimi passait ses coups de fil. Il m'a réveillée quand il est descendu pour accueillir le chauffeur et deux passagers d'un camion qui venaient chercher le contenu du rez-de-chaussée. Deux heures plus tard l'appartement était vacant. Ils étaient repartis avec les clefs il serait rendu ou réutilisé. Dans trois jours Mimi pourra entrer dans un autre où il trouvera tous ses meubles.

— Et peut-être même du champagne dans le réfrigérateur pour me souhaiter la bienvenue.

— Je plaisante ajoute-il. Mais si c'est le cas il aura tout le temps de refroidir je ne reste pas à Paris.

Gentiment il me propose de profiter dans trois jours de sa nouvelle résidence en ville. Lui part en Avignon pour honorer une invitation qui lui fut faite il y a longtemps. Il me voit indécise et ajoute que je peux l'accompagner mais que l'hôte n'est pas des plus rigolos. Pas méchant non plus ni dangereux il ne faut pas que je m'inquiète idiot surtout.

— Il me prend pour un haut gradé d'une force internationale secrète suscitée par les Américains et ayant pour vocation de gérer le problème des extraterrestres. Lui-même se fait appeler Colonel; en vérité il a été réformé à son service militaire. Il aurait dû hériter d'une fortune importante en France mais il a été placé sous tutelle et l'héritage fut partagé ailleurs. Pour la plus grande partie la somme rondelette qui lui est échue à la mort de son tuteur a fait le bonheur de quelques escrocs. Il y en a encore deux ou trois qui jouent en bourse pour lui mais cela finira bientôt par être épuisé. Ils n'ont pas intérêt à le mettre complètement sur la paille, sa famille pourrait demander des comptes. Je ne m'étalerai pas sur les circonstances de notre rencontre : j'ai rendu un petit service à un de ceux justement qui se sont chargés de le soulager un peu. Pour lui je suis le commandant Carrier. Tout le reste est top secret; ça l'amuse beaucoup. Il fait partie d'une association qui veut démontrer l'existence des extra-terrestres. Il court toutes les manifestations à ce sujet même s'il lui faut traverser l'Europe. Il va être très content de me voir. Sa maison est au pied du Mont Ventoux où plusieurs soucoupes ont atterri. Aux époques propices il surveille le ciel avec son télescope. C'est ce qu'il dit mais en fait il s'endort à côté parce qu'il mange et boit trop pour son âge. Il dort aussi devant ses vidéos témoin et il confond ce qu'elles lui montrent avec ce qu'il voit réellement. Il établit des rapports et des dossiers. Il va encore me passer ses textes de conférence incohérents pour approbation et de vieux articles de journaux tous jaunis qui seront censés prouver je ne sais quoi mais je ne ferai pas de commentaire. Je me contenterai d'en référer à qui de droit. Il veut absolument inviter chez lui son idole le Prince Charles qui séjourne parfois dans sa propriété pas très loin de là. Et il n'a rien à voir avec mes activités ordinaires.

— Et bien sûr dis-je tu vas en Avignon juste pour prendre un peu de repos; ça n'a rien à voir non plus avec trois types un chien et une voiture immatriculée dans le 13.

— Bien sûr. Tu as vraiment des idées saugrenues. Ils ne savent même pas qu'il existe. Ils ne risquent pas de venir me chercher là.

— Ah vraiment c'est trop pratique !

La DS nous a joué tous les tours les plus pendables et nous sommes arrivés seulement une semaine plus tard. Plus de cinq jours à Lyon le temps d'aller voir tous les films essayer quelques piscines restaurants promenades et visites au garage pour essayer d'accélérer les choses. Nous en sommes repartis circuit de freinage et suspension tout neufs gonflés à bloc.

Le retard a accru notre prestige auprès du "Colonel" et alors que je garai la voiture sous un arbre énorme qui portait des fruits semblables à des mûres –il prétend qu'on n'en trouve que dans la vallée du Rhône- j'ai vu déboucher sur la terrasse un bonhomme en short et chemise blanche qui s'est dirigé l'air martial vers Mimi :

— Ah Carrier, pas fâché de vous voir. J'ai des choses intéressantes pour vous. Mais nous en reparlerons plus tard. Pour l'instant reposez vous, je suppose que vous avez eu fort à faire. Munya... Munyaaa apporte de quoi boire sur la terrasse... Et de quoi grignoter.

Munya qui apparaît a un visage sombre et large avec de très grosses et hautes pommettes. Elle est habillée toute en jean bleu clair très bien repassé, des cerises rouges brodées à la machine sur la chemise. Elle apporte du vin rosé des olives et de petits feuilletés au fromage qui semblent faits à la maison. Lorsque nous sommes installés sur la terrasse j'entends des bruits d'eau et des cris d'enfants. Je m'approche de la rambarde et je vois sur le côté de la maison une petite piscine où trois fillettes totalement nues s'ébattent vigoureusement malgré la fraîcheur relative de l'air.

— Allez dit-il rentre tes filles maintenant elles ont assez joué.

Elle incline la tête. Elle ne parle pas le Français elle comprend les phrases à quoi elle est habituée. Elle garde le visage baissé et une attitude soumise son regard oblique nous étudie cependant. Elle ne voudrait pas que nous mettions sa position en danger. Elle repart s'occuper des poules qu'elle élève sur l'arrière de la maison à côté du très vaste garage dans une partie duquel elle a fait sa demeure : trois petites pièces gagnées sur les réserves entre la buanderie et la cave à vins où se trouvent aussi trois congélateurs au contenu plus abondant que l'épicerie de la place. Car c'est la meilleure distraction du colonel Woruten que d'appeler le taxi du village et de se faire conduire au centre commercial.
En dehors bien sûr des cours de lecture et d'écriture qu'il donne chaque jour ou presque aux petites filles et pour lesquels ils s'enferment tous les quatre une heure et demie entre la sieste et l'apéritif la piscine et le goûter dans le bureau du colonel.

En fait le colonel n'est pas un hôte accaparant car il est incapable de déroger à ses habitudes. Il suffit pour calmer ses scrupules de lui donner l'impression qu'il a sauvé la face. Notre présence le ravit car elle lui donne de l'importance. Nous ne prenons pas à la légère les heures où il s'isole pour "travailler" et jouissons en revanche d'une liberté totale sous le couvert du top secret qu'il respecte avec le sérieux d'un enfant. J'ai pris l'habitude comme les petites de me baigner tous les jours dans la piscine d'eau froide le matin avant que les autres n'apparaissent. Ensuite nous prenons un café avec le colonel au soleil sur la terrasse immanquablement suivi par une inspection du jardin. Munya reçoit ses consignes; cueillir des tomates nettoyer telle allée etc. et des directives pour le déjeuner lequel se passera sans nous; nous avons eu soin de partir avant.
Au bout de deux jours un coup de fil chez l'éditeur m'apprit le retour de LisaB accompagnée de son amie. Mimi en a profité pour me laisser. Il m'a donné rendez-vous le lendemain. J'ai appelé le colonel pour lui dire que nous ne rentrions pas le soir je suis restée avec les filles qui m'ont fait passer une soirée complètement chiante dans une boîte où la musique était pire encore que détestable.

Il ne se passe jamais très longtemps avant qu'un petit détail ne vienne me replacer dans ma solitude d'où je regarde les autres prendre un plaisir que je ne comprends pas. Ils font semblant; ils ne veulent pas être seuls. Nous sommes enfin sorties de cette boîte où les solos de saxophone me donnaient un avant-goût de l'enfer et nous avons marché dans les rues d'Avignon. Lisa et Gisèle faisaient toutes les bêtises qui leur passaient par la tête et dans la mesure où elles sont très bien élevées ça n'allait pas chercher loin. J'ai dormi chez Lisa et je suis revenue chez Woruten en début d'après-midi une heure à peu près avant Mimi. J'étais contente de le voir. Personne au fond ne m'était aussi proche.

Dans les jours qui suivirent il s'est pas mal absenté ainsi et je me suis mise à me promener seule dans la région. Je suis allée voir le château de La Coste -enfin l'endroit plutôt- je passais du temps dans la piscine à Avignon où je nageais mieux quand même que chez le colonel j'allais voir les marchés dans les villages bref je traînais au comble de l'ennui mais il faisait tellement beau il y avait tellement de lumière que tout l'ennui du monde n'aurait pu m'arracher à ce plaisir.
Quand venait le soir je cherchais des endroits en hauteur où je pouvais encore baigner dans le jour et la chaleur. Un soir que je rentrais au carrefour qui se trouve deux ou trois kilomètres avant le village Mimi est apparu alors que je ralentissais. Une fois dans la voiture il me dit de ne pas traverser le village mais de le contourner ce qui faisait un bon détour et d'aborder la maison par l'arrière en dissimulant la voiture dans l'entrée du terrain vague mitoyen que nous avons traversé à pied dans les hautes broussailles très sèches. J'avais l'impression que c'était plein de serpents et de scorpions sous les pierres. Mais ce n'était qu'un détail auprès de ce qui s'était passé dans la maison.

Nous nous sommes glissés dans une faille de la haie; Mimi me proposait de l'attendre là pendant qu'il rassemblait nos affaires et se livrait à un petit ménage dans notre chambre et des pièces communes pour ne pas laisser nos traces partout. Sans beaucoup d'espoir; il en resterait certainement toujours bien trop. Mais je n'arrivais pas à lui faire le détail précisément de ce qui était à prendre pour moi et je ne me sentais pas très bien à l'idée d'attendre. Je préférais avancer avec lui.
Sur le côté de la maison la piscine; deux filles les deux petites. Une flottant sur le ventre le visage dans l'eau dans un nuage de sang coagulé; l'autre sur la pierre renversée et sous elle des ruisseaux rouges qui s'égouttent dans le bassin.

— Ne marche pas dans l'eau.

Munya toute en désordre dans l'escalier qui descend de la terrasse; un trou au milieu du visage plus de crâne. Et la maison tranquille. J'ai coupé le contact de la plaque électrique sur quoi sifflait une cocotte-minute et j'ai pensé à essuyer le bouton. Nous avons commencé par là à frotter avec un chiffon à ménage tout ce que nous touchions d'habitude. J'aurais dû aller rassembler mes affaires à l'étage pendant ce temps mais il n'y avait rien de plus angoissant que ce calme terrible qui émanait soudain de la maison. Et il y avait sans doute encore deux morts quelque part. Nous sommes passés dans les toilettes attenantes la terrasse la rambarde tout ce à quoi nous avons pensé puis nous sommes montés. Longeant le couloir devant le bureau du colonel comme la porte en était restée ouverte, je l'ai vu tombé au sol avec sa chaise et sans doute en s'agrippant avait-il entraîné le tapis qu'il déployait sous sa collection de pierres précieuses lorsqu'il montrait celle-ci à quelqu'un. Beaucoup des petites boîtes étaient tombées au sol et les pierres s'étaient répandues. Il y en avait une rouge qui avait roulé hors de la pièce et comme je me penchais pour la ramasser je ne sais pourquoi certainement pas par convoitise plutôt pour me donner un peu de temps j'ai vu tombé sous le bureau le peignoir de bain vert pâle qui enveloppait l'aînée des filles. Elle était toujours dedans ses cheveux étaient encore mouillés. J'ai ressenti une sorte d'étourdissement je me suis sentie partir mais Mimi m'a frappé sur l'épaule et m'a dit "Viens". Achevant mon geste j'ai ramassé la pierre et je l'ai suivi dans la salle de bains. Il se saisissait des objets et moi je passais mon chiffon; pareil dans la chambre et le couloir.

— Je les ai vus partir me disait-il. J'arrivais à pied de la gare et j'étais encore sous les arcades. Ils ne m'ont pas vu. Ceux-là ils sont mauvais. Je ne comprends pas ce qu'ils viennent faire dans cette histoire. C'est par la DS qu'ils nous ont trouvé. Elle se remarque. Allons à Vaison je connais quelqu'un qui va la prendre. Désolé il faut la changer.

à Vaison nous sommes tombés en plein tournage. La maison est splendide et luxueuse. Elle sert de décor de bureau pour la production. Il y a au sous-sol une salle de montage et un petit studio de son. Le producteur est le réalisateur sa femme joue lui aussi jouait mais maintenant il a laissé tomber. Il y a quelques actrices et acteurs qui séjournent et travaillent. Tous très soignés très clean des cheveux teints des dents blanches des airs d'étalons la peau lisse au bronzage uniforme et deux des filles tellement belles et parfaites partout que j'avais du mal à en détacher mes regards.

— M-i disait Stéphane vous n'allez pas partir tout de suite. Vous avez besoin de vous détendre. La DS est bien elle va me servir pour tourner. J'ai une idée pour une scène dedans avec Dick Lephal et Sexana. Un truc un peu rock pour changer. Je vais vous passer la Mercédès en échange. Elle est impec. ça fait trois ans qu'elle est ici et on ne s'en sert que pour les films. Le moteur tourne comme une fleur. Bon elle n'est pas diesel mais la vôtre non plus après tout.

— Laisse elle coûte trois fois le prix de la DS.

— Faut voir : ça m'inspire de changer de véhicule. Tu ne peux pas savoir le mal qu'on se donne pour renouveler. On en fait un par mois en ce moment. ça vous vide totalement. Restez demain on fera relâche. Il y a dix jours qu'on n'arrête pas. Ici vous êtes en sécurité ils ne viendront pas. Allez on va voir la voiture je vais dire à Eliane d'aller la chercher.

Nous avons passé la soirée avec Stéphane et Eliane. Les acteurs profitaient de la relâche pour sortir. J'ai dormi sur un lit circulaire garni de satin matelassé. Dans la chambre à côté M-i était presque au ras du sol dans un décor japonais. Mais le lendemain matin il n'était plus là. J'ai senti l'odeur du café et je suis descendue pensant le trouver dans la cuisine. Stéphane et Eliane le croyaient toujours endormi. Dans la maison il resta introuvable. Au lieu de courir partout à sa recherche je suis restée d'une humeur totalement plate. Je me suis mise au contraire à ralentir. Je me trouvais vidée de mon énergie chaque geste était pesant tout me semblait filer très vite autour. Il me semblait que je ne reverrai pas Mimi. C'était exact. Stéphane est allé aux nouvelles il n'eut pas besoin d'aller plus loin que la boulangerie : on avait trouvé le corps sur une route pas très loin; trois balles. C'est tout. Rien d'autre. Pas de papiers pas de témoins. Plus tard au cours de l'enquête une dame qui habite en face de la poste dit qu'elle a vu vers deux heures du matin un homme habillé comme lui dans la cabine de téléphone. Stéphane a une petite idée il la garde pour lui. Lui personne ne le touchera mais aussi il joue le jeu correctement. Mimi avait de drôles de façons des fois surtout quand il n'aimait pas quelqu'un. Ce n'était pas malin concluait-il. En effet aurais-je pu dire mais je n'avais pas trop envie de parler.


30
Je suis restée plus de deux mois dans la maison jusqu'au début de l'hiver. Ce fut agréable. Dans cette maison on finissait toujours par servir à quelque chose et l'on pouvait toujours se retrouver en train de passer l'aspirateur ou préparer un repas pendant que la bonne jouait dans le film du mois à ouvrir des portes et introduire des visiteurs. J'ai joué aussi : une tueuse une mère à landau une baby-sitter une hôtesse dans un bar une cliente à la poste; on me voit en bourreau masqué en silhouette au bord de la piscine et j'étais aussi une des deux esclaves nues enchaînées sous un joug de boeuf.
Mais ma répugnance pour le contact physique étouffait par avance toute tentative de carrière. Pourtant je ne réprouvais pas au contraire; je trouvais ça amusant très ouvert libre. Je me suis donc surtout occupée de la rédaction du catalogue de l'écriture de scenarii il m'est arrivée de faire la script quand Eliane était occupée ailleurs et c'est même moi qui ai conçu en partie le décor de "La maison du Docteur Blanche" suspens porno qui fut une réussite et au scénario duquel j'avais aussi participé avec Sexana dont la placide beauté m'avait impressionnée le premier jour.

J'aimais beaucoup quand nous sortions le soir en petit groupe pour dîner. Toutes ces belles personnes d'un coup les automobiles rutilantes le maître d'hôtel tout sens dessus-dessous aux petits soins et les familles dérangées nous balançant des regards mitigés parents perturbés pincés adolescents attirés. Au bout de deux mois j'ai décidé de m'organiser d'une manière plus responsable j'ai loué une maison proche qui a pu servir d'annexe quand Stéphane et Eliane avaient envie de se relaxer.
L'un des très jeunes acteurs qui depuis est devenu assez célèbre dans un autre domaine partageait le loyer avec moi. Après toutes ces années la maison que j'occupe toujours lui appartient -mais je n'y reviendrai pas ni ailleurs-

Mon corps s'il est retrouvé sera déposé sur la table d'une cuisine loin de là dans les Landes l'eau de l'océan et la mienne glisseront sur la dépression du carrelage on cherchera vainement une famille. Peut-être que de Provence quelqu'un viendra.

Paris, 22 septembre 00


Les Presses de Lassitude

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