Titre: mouvement propre.
Texte sauvé après regrettable passage en sierra le 21 octobre



Jamais ne trouverai ce que je cherche
Resterait-il du temps, cela n'y ferait rien
Cela est en moi quelque part qui commande
Ordre tombant sur trop faible instrument.
Qu'importe: cela est.
Je n'ai rien à entendre venant de la raison
Il me faut le savoir et ne pas en douter;
Je peux alors aller,
Double, et chacune encore divisée, et toutes agissantes, à leur moment.




Elle tenait dans l'ombre le côté de son visage qui était bleu et enflé. La porte n'était pas verrouillée, je suis entrée. Les jeunes femmes qui venaient tous les matins dans ma chambre ne m'imposaient plus l'ordonnance photographique des dépliants publicitaires de l'hôtel -c'était d'ailleurs la même dans les autres établissements-, et, sans que rien ne fût dit elles avaient adapté l'équipement à ce qu'elles sentaient de mes préférences et pour mon plaisir; elles ne se trompaient pas.
J'ouvris les fenêtres alignées sur deux murs, le vent entra, il faisait déjà froid dans la chambre munie d'un climatiseur dont généralement je ne me servais pas lorsqu'il faisait chaud. Peut-être cela ne durerait pas cette désagréable fraîcheur qui ruisselait bruyamment imprégnait tout l'espace, tout l'air, ramollissait les tissus et ne laissait aucun endroit où se réfugier. Je guettais, et tous certainement, en vain, une déchirure dans la sombre épaisseur des nuages froids.
Le jeune homme blotti derrière le grand comptoir de la très vaste réception dont personne n'avait seulement songé à s'aviser si les portes pouvaient encore s'en fermer, avait gardé son anorak bleu de skieur, et, s'il n'avait pas osé le bonnet, ses yeux avaient perdu leur vivacité par-dessus les trois tours d'une écharpe de laine vineuse.
Depuis trois jours, je restais enfermée dans l'hôtel à piaffer d'un large couloir à une salle, toutes énormes, désertes, inutilisées, maintenues en état de propreté parfaite sous les hauts plafonds de bois sombre et tarabiscoté, où, parfois en des formes très belles sinon en de terrifiantes guignoleries se racontaient des histoires que je ne savais pas.

Mary Helen et son ami toutes les fins d'après midi étaient ponctuels au bar, une espèce de préau reliant le corps du bâtiment au restaurant qui n'était plus végétarien depuis l'année dernière, à cause sans doute des clients qui commençaient à venir en nombre d'Australie ou d'Europe, ces gâcheurs dont sans doute j'étais aussi même si cela ne me plaisait pas.
Tous deux restaient longtemps à siroter je pense, ils étaient encore là souvent quand je revenais de dîner. Nous gardions notre amicale et polie distance, nous n'avions rien à voir ensemble, sans doute me prenaient-ils -une erreur- pour une ascète ou quelque chose d'aussi ennuyeux. Mais j'étais pire qu'eux, d'une autre façon qu'ils n'imaginaient pas. Et je n'allais pas le leur dire; je ne crois pas qu'ils s'amuseraient beaucoup avec moi de toute façon.
Mary Helen, d'origine anglaise, dont la maison en Australie devait rester fermée la plupart de l'année, sans doute était veuve, une forte femme aux cheveux blancs; son ami né ici dans la ville, entrait dans la peau d'un bourgeois honorable et bien vêtu, il commençait à en adopter les attitudes depuis plusieurs années qu'ils s'étaient rencontrés. Ils partaient parfois en moto le matin, il avait la sienne, comme tous les guides ici et d'ailleurs tout le monde. Elles étaient l'objet d'un culte dans chaque maison, lavées soignées dorlotées bichonnées jamais assez rouges, argent, chromées étincelantes, toutes sortes de scooters de science-fiction japonaise des années soixante pour enfants idiots, toujours rutilantes le signe de la réussite mais encore parfois vieilles, ravagées, dégueulasses arrivant chaque jour de la campagne, des chemins boueux, noires de la poussière des routes, moteur soigneusement entretenu dix fois rachetées et dix fois revendues, ensevelies chauffeur compris sous les ballots; peut-être certaines avaient plus de cinquante ans et la vie d'une entière famille en dépendait, nourries en passant, litre par litre au goulot des bouteilles installées sur de vieilles étagères au bord de la route. Le vendeur tendait bouteille et entonnoir, il reprenait le tout une fois le liquide transvasé. Certains de ces vieux modèles feraient bien des envieux en occident.
Tout cela rien que de banal, de la légende aventurière de voyageur, ces voyageurs qui passaient vite, prenaient des photos depuis d'autres véhicules où les avait tassés l'agence de voyage, et disparaissaient remplacés par le même qui prenait la même photo ou une autre, c'est la même de toute façon. Il n'existe qu'une photographie, un modèle, un photographe, tout cela une seule chose.
Comment sortir? rien ne sort. C'est dedans qu'il y a à se tenir. Rien ne se joue que là. Ici ou là, toujours dedans, est le même, je ne dis pas l'identique. Le même. Car l'identique doit être deux au moins.

Je commence à perdre raisons et motifs, mes sens s'émoussent sans doute, j'écris aujourd'hui ce qu'hier j'écrivis, demain j'ai écrit et hier j'écrirai, les traces du même fantôme, la même ombre qui toujours me porta et encore et jamais. Que faire? me disais-je, mais je ne dis plus rien, car au vrai il n'y a pas de question.
Dire autre n'est pas une petite affaire. Déjà mort toujours vivant toujours mort déjà vivant. Jamais encore toujours, tous les temps conjugués du futur et ceux du passé, les ponctuations, les hauts, le bas, l'encore et encore qui ne cesse pas, et ce qui s'articule ailleurs. Oubli. Quand il faudrait savoir encore. Dire savoir du fond de l'aveugle cachot. Ce qui s'apprend s'est retiré. Il y a ce corps à bouger car il ne peut tenir en place. Chercher ce qui n'est pas trouvable, pas ainsi, l'effleurer cependant, le sentir sans pouvoir rien en dire, sans même savoir qu'on le sent. Ce qui ne fut pas à choisir et la difficulté de le choisir, la seule voie. L'erreur qui sauve
Le geste qui gâche, toujours et toujours, identique et depuis l'en dehors du temps, avant le temps, et maintenant: d'un événement à l'autre, les gestes qui "sauvent" approfondissent la catastrophe, la nourrissent, la prolongent, contribuent à l'installer, la fixer, la rendre nécessaire, "vitale". Oui, vitale c'est bien ça. Question de vie ou de mort. Oh, ce n'est rien, une futilité, pas même. L'heureuse erreur, béante et accueillante, qui nous veut, nous la voulons. Et sommes prêts à tout pour cela. Aussitôt nous courons dans son sein, annulant toute chance, effrayante chance, de seulement esquisser une autre pensée, pas même une pensée, une vague aspiration à s'orienter différemment, porter ailleurs son regard au risque de trouver l'amorce d'une clarté fossile comme étoile, de l'en dedans à l'en dehors, l'avant l'après, au présent. Alors jaillirions-nous hors du temps, dans le noyau de l'énigme, ce vers quoi il est à se retourner pour rendre possible un mouvement qui compte.
Ah, malédiction. Est-ce bien une malédiction quand y échapper ne se peut? La présomption nous gonfle et nous plaît, rétractés que nous sommes dans la crainte et l'effroi. Car ce dont il est question, nous l'avons connu, approché, pour qu'il soit aussitôt reconnu, fui. L'ignorance nous est heureuse, l'aveuglement nécessaire et volontaire, pas question de balancer. Et pourquoi balancer quand, comme fous, nous fonçons vers le bonheur d'un mouvement toujours accéléré où le doute n'a pas séjour. La science de tout nous appartient, repousse vers le gouffre ses limites, dévale les pentes où s'accroissent vitesse et rire; les murs se resserrent, s'élevant, la clarté s'amenuise avec l'éloignement de sa source -et d'ailleurs elle blessait les yeux. On s'en procure de bien meilleures, qui se contrôlent aisément. Plus noir que le noir, le lumineux artifice.
Ainsi vivons-nous, inquiets d'avancer vers la mort, dans l'évidence du temps, faiblesse et frayeur grandissantes, comptons-nous les ans, tentons-nous de sauver ce qui n'a pas à l'être, en tous cas pas ainsi. Ce que nous nommons mort est pour nous une fin mais rien ne finit, que dans le détail des identités et autres mondes. Bientôt peut-être pourrons-nous, hors calcul, approcher autre chose qui aussi s'approchera. Ce bientôt est sans mesure, car déjà il a lieu.

Celui que nous sommes, union de la vie et la mort, et, dans l'éclat de ce déchirement, la douleur à la marche joyeuse en avant. La folie, regard clair, connaît l'accomplissement et emprunte les voies qui s'ouvrent sans s'abaisser à les comparer, ni se commettre dans les spéculations. Le chemin est su, et son entier paysage.

À la nuit d'une ère prospère et déjetée où chiens et chats s'égarent à la recherche de ce qui ne leur a pas été donné, nous errons frissonnants et amaigris dans les haillons de nos esprits, et sans rien vers quoi se tourner, sinon hors de ce qui nous est mésappris: devant nous et derrière et autour, la plus noire des nuits commence, et depuis loin, à s'étendre en sûreté.
Et nous, sommes sans peur. Mais la peur de risquer d'avoir peur est bien pire qui s'invente un danger à sa mesure, et ainsi se maintient, écartant notre sauvegarde -sa perte. Perdus serons-nous, profondément, avant que nous sachions reconnaître la paix par la porte de l'angoisse.

Elles sont quatre, les soeurs,
De palace en palace,
à ne toucher qu'objets de manufacture,
Désespérées
Regardent autour et ne voient rien;
Pourtant le monde est bouleversé
Que la terre ne soutient plus.
Tous les matins sont vieux transparents et usés
Parfois peut-être perce une clarté ancienne,
Elles ne savent pas qu'elles pourraient la voir.
Elles ont perdu jusqu'à la force d'être pressées.
Leur photo est partout aujourd'hui dans la ville,
Elles sont là-bas, sur la colline
Le plus grand hôtel du pays.
Elles n'ont plus de soin:
Autour d'elles des mains
Et l'attente de l'or
Qui se signe
Passent sous leurs yeux qui ne regardent plus
Car tournés vers l'absence et le manque en dedans
Des vies et des corps qui n'importent.
Même leur peur les indiffère
Qui les prive de tout.
Parfois l'une se lève et lâche une méchante danse
D'animal distordu et méchant,
Puni de ce à quoi il ne sait donner forme,
Mouvement contrefait sur de riches tapis
Où les parfums n'atteignent plus leurs sens.
Elles attendent de rire et se mangent le coeur
Elles voudraient des sons qui résonnent dans l'air
Et non dans des machines,
Mais elles en ont perdu ou ne l'ont jamais eu,
Le savoir
Quatre soeurs.
Puis arrive la nuit que n'éclaireront pas
Les lampes électriques;
Plus de cheveux, plus de visage,
Et la peau lissée à grand prix,
Elles voient leurs mains, leurs bras... leurs pieds
Qui ne les portent plus
Et ne reconnaissent plus rien.
Dans les salons de réception de l'hôtel Transcontinental,
Quelque part en Afrique
Dans un pays qui fut anglais
La première verra sa mort,
S'en ira refleurir pour quelque temps encore
Un vieux cimetière défait.
Et les autres oubliant le nom,
Iront se perdre un peu plus loin.
Aucune ne retournera plus
D'où elle était venue.


Trop froid pour moi dans cette ville, je vais partir. Trop tard pour m'éloigner encore, mon désir épuisé avant de se voir accompli. La vanité d'une journée me rit à la figure, chaque matin elle repousse le soir, oblige à compter, les heures -il faut passer par leur chemin- se serrent sans pouvoir celer la lumière qui à la fin, les fera voler en éclats. Ne pas fuir, rester dans la balance, s'orienter.

Jamais une ombre ne deviendra lumière. Ombre plus dense sombre et nette quand la lumière s'éclaircit; plus opaque alors, et profonde, en elle ses précieux objets, ses mouvements à la grâce souterraine. L'ombre recèle l'immensité où l'on pourrait se perdre sans l'essor de l'esprit. Dénuée de la forme, l'ombre, toujours qui se retire et qui ne combat pas. Que l'on ne peut éteindre ni masquer, et qui cède la place, devenue autre, à ce qui se voit, déploie l'infini sans espace et sans temps. Dans chaque vivant un gouffre sans aucune mesure, ombre. Qui offre, sans montrer, à celui qui se tourne vers ce de quoi la plus malheureuse leçon apprend à se détourner, effrayé, lui offre lui-même.
Arrive la nuit, la Grande Nuit, et quoi en elle, depuis un fond insoupçonné prendra place au matin?
Une vie d'attente à n'attendre rien... je suis la béance du gouffre -elle est infime- qui s'exhale par yeux et bouche de chacun. Certains parfois désirent l'assumer. La campagne m'effraie, froide dans le brouillard. Les chevaux, leurs muscles agités sous la peau courent en folie, ramassés en leur centre, et les sabots frappant la terre violemment.
Que fais-je, créature sombre dans ces pays lumineux au ciel blanc, courant toujours à la lumière, effrayée de la nuit dissolvante? Sinon exister, trouver net mon dessin et rassembler ma consistance qui n'appartient pas au lieu.
Quelque chose qui me dépasse s'est emparé de moi, faute de mieux sans doute et depuis le début. Qui n'obtient pas ce qu'elle désire mais ne renonce pas, me tire où je ne sais.
Je meurs dans la lumière du vent et de l'air. Elle se tourne vers moi, la mort qui marche à côté et me montre comment poser les pieds. Mais je suis maladroite. Et cède au chant trompeur du plaisir, la torpeur.
Me rattrape et revient. Davantage de temps il me faut maintenant pour que se ferment les blessures. Chacune est un enseignement et aussi un poison. Comment départager... j'écoute dans ma main le glissement des dés. Je suis seule à ne pas savoir. Et la paresse, en voiles tièdes m'enveloppe, m'ensevelit. Le sommeil décide de moi.
Un autre endroit. Plus lumineux encore et bien plus froid, balayé de l'air d'un glacier. Le même en moi. Déjà l'ennui. Ennui je le suis et non le reste à ses affaires. Sur les esplanades de claires pierres plates les enfants jouent. Le loueur de vélo leur prête des machines; des bonbons, le marchand leur en offre dans de petits cornets de papier. Leurs grosses mères les laissent courir à leur guise, les vieilles ont l'oeil, pas un instant des rires elles ne perdront. De l'autre côté du muret qui reçoit leurs derrières est la mer, lointaine après l'immense largeur de la plage où mères et grand'mères ne veulent risquer de s'alourdir de sable dans les plis des tissus criards qui les empaquette. Les grandes soeurs jouent des jeux plus sérieux que courir à en perdre la tête, elles exhibent, certaines leurs noires lunettes et leur pantalon serré traînant leurs ballerines d'un pas lascif, et d'autres l'ostentatoire sévérité de leurs moeurs, étroite silhouette aux mouvements comptés dans le sombre bliaud.
Un homme maigre et vieux s'entraîne au ballon où il est le plus fort de tous; presque à chaque fois qu'il se concentre sur un coup, passe un enfant qui voit le ballon immobile et lance son pied dedans. L'homme au pantalon vert ne dit rien, il reprend son jouet, le place de nouveau, de nouveau se concentre, rate son difficile coup et recommence. Personne ne semble le voir. Et lorsqu'il réussit, on ne le voit pas tout autant. C'est un jour chaud: il n'y a pas de vent. Et c'est dimanche, partout passent les petits marchands.

Depuis ce matin, la réceptionniste m'appelle par mon prénom. J'ai pris mon vélo et j'ai traversé la ville vers l'est ou le sud par une large voie sans doute axe important très fréquentée et où la circulation est très rapide -cela, je crois, passe par l'aéroport. Puis cet énorme rond-point, qui conserve dans ses intervalles de terrain vague les chemins entrecroisés, terre sèche et craquelée, tracés par les pas et les roues des vélos de ceux qui maintiennent le mouvement de leur corps, se déplacent encore avec leur force, sur leurs pieds et non sur leur derrière. J'étais entrée hier, en ville, dans une librairie équipée de fonds de stock importés. J'en ai emporté Perceval et Les cahiers de Malte Laurids Brigge. Et ce matin me voilà longeant le by-pass qui mène à l'aéroport, je ne sais à quelle distance.
Le soleil est très chaud, le vent tombant de la montagne -incessant- très froid. De part et d'autre du by-pass, on a aménagé une piste cyclable, des chemins pour les piétons et lorsque cela cesse, demeurent dans la terre pâle et sèche, parmi les arbres, les jeunes eucalyptus, d'autres essences inconnues de moi, les buissons dont certains portent des fleurs vives, les sentiers tracés depuis longtemps et tassés comme pierre par la chaleur et le passage. Toujours l'on peut aller d'une bourgade à l'autre, à pied, ou comme on veut. Les feuilles et les fleurs des bougainvilliers et des hibiscus croulent depuis les murs qu'il faut parfois longer, il faut parfois traverser des routes plates filant vers je ne sais quels quartiers industriels, les deux vies se croisent dans le calme et la méthode, le sillon de l'habitude, ainsi est le monde ici. Puis ce sont d'immenses parcs appartenant à l'armée qu'il faut longer; de temps à autre, le parasol du militaire de garde et celui-ci au dessous ou ailleurs, pas trop loin. L'entrée, parfois: un portail de fer large et haut, dorures ici ou là sur des médailles (signalant quoi? rien pour moi), fermé devant une allée rectiligne où se croiseraient deux camions, bordée de palmiers objet de soin, tous de même moyenne hauteur, pelouse soigneusement entretenue. Tout est beau, vaste, tranquille merveilleusement propre, il s'en dégage une impression de luxe et de majesté. Plus loin de grandes entrées de pierre brillante s'annoncent au fronton comme le mess des officiers. Tout aussi vaste et luxueux et tranquille.
à la terrasse du café embrouillardi dans les nuages de poussière du chantier, juste devant, d'un rond-point qui a creusé là un trou abrupt et profond -l'on n'accède plus que par le côté- trois militaires jeunes et forts tournés vers la rue, côte à côte à une table fument placidement des cigarettes, jambes étendues; des groupes d'hommes animés bavardent et rient, café et thé durent longtemps, petites gorgées, d'autres seuls lisent des magazines, certains à leurs affaires s'en vont et reviennent et une femme qui n'est pas d'ici lit et écrit un peu dans un coin. Puis le chantier s'éteint, la poussière tombe, moins de monde est à la terrasse, c'est l'heure de déjeuner. La femme reste encore un peu. Et bientôt, on ne tarde pas à servir du café à ceux, de retour, qui ont déjeuné tôt.
Les chevaliers sont retirés. Ils ne trouvent plus l'accès à nos âmes. Ce sont elles, nos âmes qui sont retirées, plutôt. Rarement un coeur maladroit, une pensée hélas trop courte, insuffisante, juste un bref regard, tente de se tourner vers là, l'obscure lumière.
Mais le chemin n'est plus le même, qui pourrait tenter ce retour. C'est un avenir qui s'éteint.
L'obstacle nous ne le connaissons pas, si encore nous le savons. Eux non plus ne le trouveront pas. Sous la cendre du temps s'éteignent les braises.
Ils ne sont plus le froid de la neige ou brûlure des flammes, le froid et le chaud.
Nos esprits, réciproques énigmes: muets; les signes, les couleurs: hostiles. Formes inconnues, méconnues. Tout se défait et tombe à terre; lambeaux de coeur.
Devant eux, plus aucune forêt en son ampleur, plus d'animal, ni sortilège, ni secret. Plus rien qui ne peut être sans être compté. Compter? quel est ce mot?
La brume ne monte pas des lacs ni de la mer, et les ombres que celle-ci laisse voir n'ont plus le mystère du prodige. Ce n'est plus de l'arène des combats que monte la poussière et le vacarme n'est plus du fer, armures, épées, et lances ni le choc du pied des chevaux. Des milliers sont-ils, chevaliers, retirés dans l'attente, silencieux et pensifs. Et aucune pucelle montée en la tour ne leur fait signe de l'amour.

Je l'ai surpris encore, l'autre soir, l'autre visage, dans un reflet. à ma droite, frisant l'angle découpé sur le ciel du haut escalier extérieur de la ruine de béton Assal, l'immense hôtel où l'immense jardin redevenu sauvage depuis la saisie après une mort et la faillite qui suivit, et débordant par dessus le mur qui l'enserre, trouve encore à pousser ses fruits et ses rejets dans les failles du sol éclaté du trottoir où peu marchent, la voie ne mène à rien, elle se perd vers des escaliers venteux jonchés de détritus. Parfois quelqu'un s'y assoit et reste à contempler un moment la lumière de l'eau; à ma droite, rougissait et tombait vite le soleil. Il faisait un miroir des vitres d'un petit taxi rouge dont le chauffeur était venu dormir. Alors je le vis, me détournant de la trop vive lueur, dans le trou sombre du miroir, cet autre visage que je portais à la place du mien. âge mûr, serein, une paix aiguë, prêt à rire et à tout saisir, ou rien, nez au ciel, regard pointu indifférent.
Je connais, depuis tout ce temps mon visage, et celui-là, calme et assuré, n'est pas lui. On y lit une autre vie que celle que je connus. à qui cette autre vie est-elle advenue? Que je la croise un jour, cette femme, elle m'impressionnera peut-être. Belle pour un regard qui ne s'attardant pas, en garde le goût fourni par la pensée qui est sienne propre. Un visage parlant, une enseigne dont je me sers à mon insu quand je crois que c'est à moi que s'adressent les autres, ceux qui ne me connaissent pas; non, c'est à l'enseigne. Est-elle de mon fait? Toujours en moi elle fut. Je le sais; le fruit de mon désir peut-être... peut-être est-ce bien moi.
Je vis cette face pour la première fois sur une photographie. Ce fut ainsi pour une autre, quelques années avant. Celle-là je ne la vis jamais qu‘en image. Une moue la fait ressembler à quelqu'un du Sud, d'Afrique du Nord. Jamais les deux ensemble. La nouvelle est plus belle, plus âgée, moins commune, l'air altier de quelqu'un qu'occupe une pensée solide, dégagée du pratique. Celle que certainement l'enfant voulait être. Il n'y avait pas à la trouver, elle était là d'abord, comme d'ailleurs toutes les autres, celles qu'épuisa la jeunesse ou qui parvinrent à durer encore dans l'âge plus ou moins, quand apparut l'Africaine du nord. Et maintenant à son temps, voici cette autre.

Blanche, la route longe le fleuve qui semble un gouffre dissimulé par des reflets. Comme font ici les images dont la multiplication vibrante doit faire oublier un terrifiant néant. Images, reflets d'un autre gouffre, et bien plus terrifiant, tenus que nous sommes dans votre fascination nous disons vous aimer, mais bien plus encore qu'aimer, nous voulons demeurer ignorants. Par vous seules à présent nous pensons, acharnés à oublier le reste.
Le fleuve, lui, inquiète, et ses quais de ciment éblouissants dans la lumière. Personne ne flâne au long de ses rives, il se hâte vers on ne sait où, renvoie, brisée et mouvante sa lueur au ciel, le gouffre qui fait face, dissimulé aussi, celui-ci dans le blanc, immobile et menaçant. De rares véhicules, toujours les mêmes. Sur la route empoussiérée un drame se joue. Passe, en scooter, un jeune homme vêtu de beige, sa jambe étendue à côté rassure sa crainte de perdre l'équilibre. Il passe, puis le voici de nouveau dans l'autre sens, et encore une fois il revient. Un autre, armé, fond sur lui, couteau, il tombe.
Quelqu'un s'approche, éteint le moteur qui pétarade, le jeune homme est mort. Bientôt, même le sang sera blanc, et poussière, et nuage, retournant à l'eau et au vent. Le fleuve emporte les vies, l'histoire; dans son indifférence, son renoncement, il a cette force-là et bien plus. éclat et violence lui sont assez. Mais le ciel au-dessus est plus violent encore, et plus profond, silencieux, immobile, infranchissable, il échappe aux significations; sur le désert de pierre, plus au sud, il s'étend. Il n'existe pas et pourtant est, jamais ne cesse sa présence, ni sa brûlure, ni sa glace.

Toujours à subsister encore une minute, pendus aux clous du temps, perdus aussitôt qu'approche l'ombre imprévue et que se confondent les lignes, trompés toujours et toujours en demeure d'en revenir, avons-nous peur, savons-nous notre vastitude, nous qui ne savons rien...
Demain, cela nous savons dire ou bien cela aussi: penser à hier comme un hier bien assis, assuré, nos solides arrières. Cet hier qui nous attend, nous attire, trahis toujours par nos désirs et nos peurs. Alors ce qui est clarté s'enfonce à nos yeux comme le noir, plus terrible encore et secret.
Tant de lumière sur le quai de ciment, et les reflets de l'eau. Il faut trouver à se blottir, angles et recoins, les yeux se ferment, les yeux se remplissent de couleurs. La peau prétend ne pas se tromper et frissonne. Le ciel se soude à l'horizon, tout se clôt, s'apaise pour nous qui avons déposé les gestes et la course des mots.
Dans l'absence du temps commençons à ne plus exister, déjà l'angle fuyant de nos pensées ouvre le ciel et écarte le cercle horizon.

Plus tard, le monde s'ouvre, sans se révéler, démesurément. Ce sont des gouffres, le fond desquels, inatteignable et impossible à concevoir se laisse à peine imaginer. Abîme des terreurs, les profondeurs impensées des âmes dont le souffle le plus menu nous renverse et nous balaie hors de tout. Nous ne savons plus nous tenir à nous-mêmes, paresse mêlée à la peur, alors qu'en nous demeure l'abîme, non lu, non su, illisible, effrayant et hostile. Toujours il nous rejette sans rien révéler et, dans le temps où s'épaississent nos esprits, s'épaissit et s'endurcit son mystère. Lorsqu'il s'ouvre, c'est pour nous perdre nous qui avons repoussé son accueil.
Ainsi renonçons-nous à exister. Dès lors absorbés dans le flot de matière, chacun dépouillé de son sens et son contour, façonnés de la terre, nous lui sommes rendus, ayant saccagé notre droit à la Vie et la Mort, privés d'Elles.

Au-dessus du marécage s‘agitent de petites flammes, elles sont bleues et rien ne s'enflamme à leur contact. Apparaissent et disparaissent, soudain ressurgissent à côté et s'enfuient, s'effaçant. Il faut marcher longtemps pour arriver là; alors les pieds s'enfoncent dans la terre spongieuse et il faut s'arrêter. Il y a de l'eau plus loin, brillante noirceur presque sans mouvement et sur laquelle attend un petit esquif plat. On le rejoint par un chemin de planches arrimées à de rares troncs, car est ici le dernier bouquet d'arbres. Les fûts sont reliés par de grosses cordes dont certaines permettent l'escalade pour atteindre les branches mais l'esquif ne servira pas cette fois.
Le ciel gronde, un bruit d'orage qui tourne et tourne sans cesser: certainement y a-t-il quelque part, invisible dans l'opacité de la distance, un déploiement d'activité de machines. Que bouleversent-elles là-bas? qu'arrachent-elles à ce sol noir d'épaisses glaires? Partout ailleurs, et même en des lieux qui semblent hostiles, toujours quelqu'un soudain apparaît qui avance songeur, et ne tourne pas les yeux vers vous. Mais ici personne n'approche. à qui est le bateau? à quoi sert-il? Les gens ici, mangent-ils les serpents pris, alors qu'ils nageaient, par un homme à l‘affût sur sa barque, immobile, patient, et vif plus qu'ils ne sont? Ou des lézards, des salamandres? Y a-t-il des poissons? Peut-être de petits crustacés accrochés aux plantes, aux débris flottants... Que sait-elle des marécages après tout. D'ailleurs quelle importance? Savoir, ne pas savoir... Savoir, ou plutôt le croire est le piège pour tous les imbéciles d'abord, mais d'autres aussi qui le sont moins; le second est plus simple, plus reposant, plus vrai peut-être aussi; un autre piège.
Je sais; tout est perdu dès qu'interviennent ces deux petits mots, l'air de rien, tellement usés, tellement connus, tellement trompeurs.
Devenue poisson dans les herbes flottantes, à guetter dans les rayons de lumière tremblante les insectes noyés ou vivants, poussière de la vie, mouvoir son corps pour des sensations qu'humain ne peut atteindre, n'être ni vivant ni mort puisque "ne sachant pas"; de la joie pure, de la peur pure aussitôt oubliées, une danse, une fuite, ce qui se terre pour n'être pas pris ou pour prendre, ne se sachant, devenue poisson sans doute saurait-elle mieux puisque cela ne compterait plus.
Elle ne veut pas penser, elle se retourne et s'en va. Plus tard, alors qu'elle était loin, temps et espace, il lui arriva de penser à ce marécage tentant de l'avoir de nouveau là, mais alors il n'existait plus et son regard n'avait que faible trace.

Autour tout est égal, à force de vivre au fond d'elle-même et d'y trouver ses aventures, l'autour s'estompe en transparence, contours troublés, couleurs éteintes, un ici, un là-bas qui se mêlent, se dissocient du temps qui ne suit plus le cours de son étroite vallée et s'étend en tous sens à plaisir, il se désintéresse d'elle, peut-être en est-elle tombée. Où se trouve l'en-dehors du monde?
C'est plutôt bien ainsi. Tout s'amasse autour d'elle, rien n'en fuit, vient aussitôt ce qu'elle appelle. Elle pourrait être quatre, ou six ou douze, elle ne sait... pourquoi d'ailleurs des nombres pairs? Mais elle est bien sûrement deux, car l'une assure la maintenance, ouvre et referme, oriente et prend en main, ressent, éprouve, femme âgée tout ensemble avec l'enfant, et l'autre est dans l'unicité de tout cherchant à approcher ce qui parfois la frôla et que toujours elle tenta de surprendre ou put imaginer avoir saisi.
Une existence facile et toute de difficulté, insouciance dans l'angoisse, enfantillage très sérieux, hésitations, tremblements, vouloir impérieux au-delà du tort et de la raison, en sa nécessité.

Maintenant il n'y a plus de temps, c'est autrement que sur sa ligne se lient les moments, autrement qu'ils sont apportés, un tout autre horizon les engendre. Les présences ne sont plus les mêmes dans l'espace aux bornes repoussées. Et cependant tout est pareil, inchangé, c'est juste la question de la place où l'on se trouve, et même sans l'avoir voulu. Un glissement, une légère inclinaison, si peu et si terrible à la fois. Pas même un vrai mouvement, seulement son esquisse ou même la simple idée qu'il pourrait avoir lieu, sans pourtant que l'esprit puisse lui donner forme.
Mais rien ne se lit plus pareil. Les choses ont recraché le sens comme une chose amère, se tiennent coites, indécises et ouvertes, dans la balance liberté, en attendant que la main tire quelque chose du panier. Déjà depuis toujours tiré, déjà depuis toujours présent.
Alors elle se retourne en ses sensations, satisfaite dans l'attente, calmée, tranquille, sans désir autre que celui d'accueillir ce qui suivra. Bon et mauvais sont le même, peut-être parviendra-t-elle à se vider des réactions, peut-être n'est-ce pas pour elle et sera-t-elle en échec.
La riante face du monde sourit toujours depuis très loin, dans sa force brutale et souffrante. Sa beauté terrasse toujours, mais le refuge en la laideur facile est un manque humiliant, dangereux de surcroît. La lassitude nettoie des scories; ainsi, que l'on en réchappe alors finit-on par apprendre de quoi est sa propre constitution. Sur nous tourne le compte qui n'est pas fait de nombres, il passe en sa lumière comme nuages dans le ciel du monde, nous sommes lourdement chargés. Mais au vrai, il n'est rien qui soit difficile ni important.
Que pouvons-nous? Que ne pouvons-nous pas? Notre espace est si menu, si étroit... traîner au sol, voilà, nous rouler dans la poussière et la terre qui nous furent douces et aussi sévères autrefois, présentes en nos vies et en notre présence. Nous étions cela, terre et poussière et d'autres choses aussi, étions le monde. L'éloignement gagne à présent, tout cela se retire de nous qui nous en retirons. Et de cet adieu qui nous abandonne à la nuit, nous ignorons tout quand nous croyons tout tenir encore, plus fermement que jamais, et marcher au triomphe.
Elle, s'est lassée. Elle esquisse des gestes qui lui importent peu et même en éprouvant des sensations, des sentiments, de la répugnance aussi ou du plaisir ou bien encore comme nécessité. Puis se retournant là-dessus, lui apparaît l'affaire de la même couleur qu'une autre, sans plus de relief et toujours, en fin, la même. Juste un geste qui donnait l'illusion de la vie mais qui aussi était la vie. Rien ne marque dans le fil du temps. Un peu trop secoué, tout en tombe, remplacé ou non, avec autant de sûreté, par n'importe quoi d'aussi plausible. Et même les choses nouvelles s'y noient dans le connu, l'usagé.

Mais elle vit, tantôt dans une humeur et tantôt dans une autre, très changeante. Le monde qui s'éloigne emporte tout, restent les traces qui ne résistent pas à la pensée. Hélas la pensée, la sienne, ne peut aller plus loin, seulement vivre s'impose dans un terrible acharnement, plaisir, caresses, honte, mécontentement, remord, tout le cortège avec le jour, la nuit, froid et chaleur... La pensée cependant est plus vaste et plus riche que tout puisqu'elle eut à se détacher du reste, gardienne de ce qui pourrait sauver.
Une fois elle eut à trahir, elle le fit, cédant au mouvement de la vie, sans remords, à sa surprise, aussi indifférente qu'au reste. Cela gâcha bien quelques jours servant sans doute de prétexte à un relâchement nécessaire. Juste pendant ce temps fut-elle obligée de plonger dans la vie et peut-être c'est cela qui mena la danse, un besoin. Elle espéra n'y pas prendre goût comme d'autres qu'elle n'avait pas compris jusque-là et dont elle se dit qu'ils étaient misérables et pas même à haïr.
Mais la misère, ce n'est pas ça qui va nous faire peur. C'est tellement confortable, il suffit de la nommer autrement, le tour est joué. Qu'elle s'accroisse donc tranquille, tout marche bien pendant ce temps.
Un chien aboie, inquiet, le moindre mouvement dans l'ombre, peut-être seulement le vent, il sursaute et aboie. Mais il sait qu'il n'a pas le droit, il craint d'être puni, il rentre son arrière-train oreilles basses. Rien... il retourne à son coin, personne donc ne s'occupe de lui, il garde un oeil méfiant et torve rempli d'espoir.

Dans le silence pâlissant de la nuit épuisée, finissante, quelques-uns restent, rares, à guetter l'espace.
La fureur qu'elle-même à la fin dévora sans jamais y trouver son lot, menée ainsi à son déchaînement, n'a plus l'éclat de combattre l'aube.
Ceux-là ne se connaissent pas, ni eux-mêmes, ni les autres car ils sont en eux-mêmes repliés sur leur existence; leurs gestes d'aveugles ne les inquiètent pas. Ils sont sûrs, sans pouvoir dire plus. L'inquiétude en eux, n'a pas trouvé à s'accrocher pour l'immédiat.
Ils écoutent mais sans l'entendre ce qui les meut les conduire en l'histoire d'un accord. Celui, dans l'emportement de la bestiale nuit, qui s'était retiré à l'abri de leur coeur, sans que même ils en aient le savoir. Mais leur destin guide leurs gestes, asile et gardiens, ouverts à quelque chose qu'ils ignorent, maladroits, hésitants, et jamais détournés.
Un petit rapace tourne depuis mon arrivée au dessus du quartier où j'habite. Je le regarde souvent, vol circulaire et silencieux, frôler les toits alentour. Tout à l'heure, à mon arrivée il s'est envolé de mon toit où il était posé. Il me plairait que nous ayons le même domicile. Car je suis aussi de ceux qui trouvent à chanter, seuls, dans les maisons vides et fuient celles où se pressent les rires et les contentements. Ou alors, obligée, dans le plus sombre coin, et attendant la fin, mais ravie cependant, à tous les regarder, les entendre, pour le temps que cela dure.
Un autre solitaire, dans la forêt qui ne m'a pas entendue venir. J'étais perdue sur une pente, dans les broussailles ayant voulu essayer un autre chemin, un raccourci pensai-je, et soudain, juste à mes pieds, un serpent noir taché de blanc tout roulé sur lui-même et qui dormait certainement. Il n'a pas bougé, ni même tressailli et j'ai reculé doucement puis me suis échappée. Mais je sais maintenant qui règne sur ce coin du bois et je n'y passe plus, ou alors bruyamment.

Le jardin est dans l'eau. Toutes les eaux, l'eau verticale et celle horizontale, celle, épandue ou concentrée, autant vague molle insistante que serrée précise et brutale aussi. Elle monte au ciel et s'en revient, fleur renversée étalant sa corolle, glissante comme serpents, suffocante comme noyade. Le jardin est tout gris, empli de bruits qui sont silence, et au-delà, les prés ne sont plus que masse indistincte et brumeuse. Le vent même s'en est allé et le déferlement entier est immobile paralysant. L'esprit attaché à lui-même reste coi et se vide de tout; il s'enfonce lentement dans le sombre de sa retraite, il se retire au plus profond et pleure sans mêler à l'eau ses larmes.
Autour de lui un petit lac où il se noie plaisamment goûtant sa tristesse et sa fin qu'il invente et oublie chaque fois. Il se tourne vers ce qu'il ne saisit pas, chose ombreuse qui sans doute lui parle; d'où? Drapé dans ses larmes comme un mort, il s'étend dans l'abri de sa joie inexprimée. Il attend. Mais rien n'est à attendre qui ne soit là, alors il joue à faire semblant puis s'égare en de sombres forêts sur quoi le jour est lumineux. Il garde les yeux sur cette lumière qui vide de ses veines son sang. Arrivent tous les petits vampires des plantes autour de lui assemblés, comme une vibration du sol, une onde de chaleur, un trouble de l'air.
La trop lourde tête des roses ploie vers le sol, s'en détache un pétale, puis un autre, puis tous.

Toutes ces pensées dans ma tête arrivent de partout. Elles se mettent en forme sans m'attendre, elles se passent bien de moi. Que surtout je n'approche pas. Elles ne veulent pas m'entendre. Je n'ai rien à régler dans tout ça. Cela est à l'étrangère, à l'autre, celle dont je suis éloignée plus que de tout le reste, qui pourtant décide de moi. Je regarde le jardin, elle tire par là mes yeux et m'occupe cependant qu'elle attend en dehors de l'attente, car l'attente ne veut pas finir et le jardin parle sa voix depuis un profond dont rien ne sais car trop proche. Il y a dans le jardin une puissance calme qui tout porte et donne à tout son mouvement, son souffle, ses éthers. Et c'est de moi que vient sa clarté, et seulement pour moi il s'éclaire. Le jardin parle depuis mon coeur et mon coeur s'ouvre, s'épanche en moi sans résister. Comme à la joie de ce qu'il attendait. Et puis la brume de l'oubli. Restent les traces et l'empreinte, illisible à présent mais toujours sue.

Lorsque tout s‘éloigne dans l'obscurité
Et que de soi s'arrache le moteur
Et l'envie le désir
Alors il ne reste que soi
Alors tout est noir et silence.
Ce qui accueille est profond.
étendu sur le drap, attendre.
Ce qui s'ouvre est entier
Où plus rien ne se peut viser
Et lentement il vous absorbe
En son ensemble.
Dans la forêt il n'y a pas de route
Ni de chemin. Car elle ne se possède pas.
Mais la forêt n'existe pas
On y entre et c'est toujours
En soi qu'on entre
Sur le passé s'assurent les pieds
C'est un déchirement, une violence.


Il y eut un matin un chien dans le jardin. Un chien loup; il se promenait seul, tranquille et truffe en l‘air ou bien au sol, il humait des odeurs nouvelles, explorait les sentiers et le fond des buissons. Puis vint un autre.
Je les connaissais tous les deux. Ils étaient d'habitude dans le jardin voisin derrière la maison. Depuis une semaine. De nouveaux occupants. Il y avait une femme, vieille, qui ne sortait que peu, et je voyais aussi qui allait et venait devant la véranda, préoccupé, pensif, un homme de cinquante ans ou quarante. Il n'était pas très grand, son visage était doux, des cheveux frisés, assez sombres. Il semblait ne rien voir, ne pas s'intéresser à son nouvel abri. Parfois il s'arrêtait appuyé à l'une des poutres qui soutenait la véranda. Autour de lui le paysage du ciel et les arbres jusqu'au lointain, sur quoi la tête levée, il posait un regard étranger.
Les chiens étaient à lui sans doute, je l'avais trouvé sympathique. Indifférent à tout comme à lui-même aussi, habité par une chose autre.
La présence des chiens ne m'importunait pas, bien plutôt leur insouciance m'amusa. Je m'en allai dans la cuisine pour me faire chauffer du thé: dans le cadre de la fenêtre, deux cuisses nues, bien rangées l'une contre l'autre, deux cuisses rondes, fuselées, légèrement poilues, de petits poils frisés, balançaient doucement au milieu de la vue. Le toit de la véranda m'empêchait de voir plus haut, je ne vis pas non plus ses pieds. Je détournai la tête, allai à la bouilloire puis au robinet d'eau sans regarder dehors, je ne savais que faire. Je revins dans les pièces à l'avant, bus mon thé et quittai la maison, ne revins que le soir après la nuit tombée. Les chiens étaient partis, la véranda semblait déserte, le pendu n'y était plus, ce fut tout.

Je marchais vers la ville qui était loin encore, la route pour l'instant montait, elle redescendrait au long de la falaise, au-dessus de la mer. Mon ombre devant moi se calait sur mes pas, indécise et brouillée. Puis, en bas, la mer plate, blanche, écumeuse et se retirant, donnait la couleur du ciel étendu, excédant ses bords, figé dans sa course vers l'horizon. L'ombre s'était mise à côté.
Je marchais au-dessus de tout.
La définitive ignorance à quoi j'appartenais me supportait. Elle était ma substance, le manque qui me menait. L'invitation -la mienne- à avancer vers je ne savais quoi. J'apercevais tout juste le bateau rouge qui renflouait des limons du fleuve, le littoral: il était trop près de la côte, presque hors du champ. Un autre manque... calculé celui-là et qui avait débordé les calculs.
Doucement nous inclinions vers la ville. Le ciel excédait tout, il n'avait plus dimension, ne bougeait pas, les yeux fermés je sentais sa présence qui cependant était sans poids. Tout ce que l'on a pu en dire, tout ce que j'en dirai, jamais ne l'épuisera, jamais ne sera lui, restera posé à côté. Depuis longtemps tout ce que l'on peut dire, et ce que l'on entend, est ainsi, difficile, au-dehors, au mieux insuffisant, dans l'inutilité de la redite. Jamais l'on ne peut savoir pourquoi soudain si paisible, si calme.
Puis, des maisons bordent la route, la ville, claire contre la masse sombre d'un repli élevé, depuis quelques minutes se découvrait de l'épaisseur de l'air mouillé et chaud. Cessent les jardins et les haies, des promenades de ciment enserrent la falaise abaissée puis disparue, des terrasses, des cafés, et si l'on oblique vers la gauche, ce sont les alignements de boutiques, dont les noirs miroirs vous renvoient votre image, et qui font semblant de rester hors d'atteinte. Tellement chic! Vous voilà prévenu, cela va coûter cher. Et plus avant, l'on vous propose plus simplement d'être cool et décontracté, carrément sport, l'élégance, ici, c'est vous qui la faites, les prix sont partout affichés, on se contente de suggérer, et les employés des commerces sont sur le parvis à fumer des cigarettes et boire leur matinal café. Les gourmands vont plus haut, au marché. Ici, l'on s'y connaît en gastronomie. La brûlerie embaume le café. Une journée entière, sans s'ennuyer et sans rien faire: la ville s'occupe de vous. Celle-ci, emplie d'hôtels, est vouée au plaisir, aux flâneries, aux promenades.

Parfois quelque chose passe. Ce n'est pas aisé. Trop difficile? Pourquoi? Trop simple peut-être, mais trop loin.


Couleur de l'éveil.

Le sommeil rouge comme le sang
Il maintient dans la mi-hauteur
De l'espace où résonne le cri
Que ne permettent ni dieux ni hommes.
Les fleurs en ont fini. Toutes sèches elle déploient à contre-jour les arabesques délicates de tiges minces où traînent encore les traces de couleurs.
Derrière la fenêtre descend la nuit
Bientôt on ne les verra plus.

Alors commencera le vent; les feuilles crissantes s'amasseront contre le mur, depuis l'horizon le ciel se haussera par-dessus l'étendue de l'eau, par-dessus la lune et les astres, et, formidable enveloppement, il emportera tout.


Bon. Si l'on est seul, il faut rester longtemps dehors, nourrir sa solitude de l'étrangèreté des autres, chercher en eux ce qui est de vous. Il faut dire, je sors; marcher, s'asseoir, occupé des choses communes ou bien lever les yeux et regarder la course du ciel qui joue de vos pensées. Oublier, laisser la voie libre si cela se peut. Le vent court violemment encore, c'est le vent d'aujourd'hui, un vent neuf. Face à lui court la rue serrée de hauts immeubles qui ont voulu sembler bien plus qu'ils n'ont coûté et dont un réseau de filets retient les débris; au bas est une place, bordée au nord par la rivière, au sud par l'alignement des barreaux d'un grand jardin où les arbres si vieux ne ploient pas. Dans le jardin il y a un labyrinthe couvrant une haute butte. Quand on parvient en haut, on s'assoit dans un kiosque, l'on peut embrasser du regard le sommet des arbres, et un peu du quartier plus au sud. Mais en bas, sur la place au-dehors il y a des danseurs folkloriques. Une province, quelque part. Les gens s'attroupent, une espèce de musique flûtée que la ville dévore aussitôt. Alors je reste là, je décide de m'éloigner un peu et de m'asseoir sur le muret qui tient la grille, longues lances et pointes dorées.
Personne sans doute de connu ne passera.

Quand était-ce? Autour de moi les choses se tenaient, diverses, parfois aimées ou non, indifférentes ou inquiétantes, calmes, agressives selon leur goût. Et moi qui à chaque seconde mourais pour dans le même temps renaître. Jeune et rapide, terrifiée téméraire, sûre et non assurée, désarçonnée au moindre coup, oublieuse aussitôt sans oubli, nombreuse, multipliée encore et encore, divisée encore et toujours, angoissée, d'une insouciance défiant tout, frappée croyant rien n'en sentir et aussi croyant toutes les connaître, celles qui étaient moi. Capable de tout et de rien plus encore, toujours blessée et même pas mal.

1
Dès que commence un jour, déjà il est achevé
Tout ce que je sais de ce qu'il va être l'a tué.
Il s'élance, il veut être neuf et s'effondre
dans les couloirs fléchés.
Neuf, jamais ne sera, mais je dois avancer en moi-même et ne peux m'éloigner.
Je suis née à ma fin et ne sais rien de moi
qui cependant jamais ne me surprends. Le temps s'étire et se tord, ses noeuds et replis m'enveloppent
et pourraient tout me dire. Mais non.
Je suis dans le couloir de ma vie,
le ciel est dessus, et l'espace.
Tout ce que je rencontre s'éloigne et puis revient.
Quelque chose en moi a tout organisé,
Cette chose têtue qui ferme voulant ouvrir
Et se trompe toujours vers le vrai qui a décidé d'elle.
Certains jours,... et puis d'autres.

2
S'ouvre le jour mais demeure fermé
S'ouvre le monde et demeure fermé
S'ouvre mon coeur mais le chemin en est bloqué.
Mon corps est sans utilité
Rien n'irradie
La nuit est semblable à tout
Et tout est semblable à la nuit.
Mes yeux sont ouverts devant moi sur mes traces
Parfois s'embrase et apparaît le monde entier
Et moi -la même- aussi s'offre dedans à moi.

3
Le désir de la nuit s'élance en lumière
Et sans passer par le milieu.
Sous le voile du ciel
La plus noire des nuits s'absorbe en elle-même
En elle-même s'obscurcit
Se referme.
Mais déjà la voici qui déborde,
Se cherchant.
Dans la violence du rêve le secret entretient le feu.
Seul est ce qui est donné

4
Lumière et silence profond sont tombés sur l'immense ville. Venus de partout. Certains ont fui, et d'autres non. L'auraient-ils souhaité... D'ailleurs vers où?


Il n'y a plus d'incendies maintenant dans la campagne. L'agitation a cessé. Il pleut; sans vent; longtemps il a soufflé très fort, venu de l'eau. Puis il décrut, alors de grosses gouttes s'écrasèrent comme l'annonce d'un soulagement, et se tarirent, et le soleil s'enfonçait vers l'arrière, rentrait en lui-même dans la vapeur d'eau.
Alors commença la pluie; droite épaisse lourde et sonore. Plusieurs jours s'en gonfla le poids du ciel, et jamais ne trouvait à s'épuiser. Près des forêts brûlées les ruisseaux étaient noirs de la cendre et finissaient vers l'estuaire du fleuve -aussi noirs et secrets que surface de l'oeil d'un animal- et où ne se percevait plus la marée.
Depuis le toit un rideau liquide que les gouttières ne contenaient plus masquait le jour mourant.
Plusieurs fois je tentais d'approcher de la mer. Mais ce fut toujours décevant; son apparence aussi était perdue. Le chemin jusque là était pénible et rallongé, toujours l'eau trouvait à se glisser et je rentrais mouillée, les vêtements collants et froids. Dans l'espace du monde effacé il n'y avait plus que de petites cages éclairées, et qui ne communiquaient pas. Les pensées s'étendaient sans mesure, un voile diaphane qu'un souffle dissipait, sans consistance, déjà fondues.

Le jour s'était levé sur une aube claire, "aux doigts de rose", innocente et contenant tout; par le chemin du regard s'éleva lentement quelque chose d'obscur signe des pluies et des tempêtes, parfois soufflait du vent, emportant tout, dans l'élan de son souffle que l'on croyait nouveau tournant comme furies hurlantes et que la lassitude, notre énergie mourante, à la fin éteignaient. Puis le soir et la nuit sans lumière, soudain, le ciel plus clair, esprit léger qui voudrait s'envoler et parfois au déclin promet un matin neuf.
à présent la nuit s'ouvre, la plus noire, désordonnée, et derrière l'écran de son ordre parfait, de cet imparable savoir, du fond de son obscurité apparaîtra peut-être en sa clarté le jour qui sera riche de tous les autres et de toutes les nuits; nuits et jours comme perles sur la ligne à une dimension, celle qui nous tient, prison, ouverture, don et recherche du don. Sur nous roule l'offrande des perles, aux diverses faces, toujours double, toujours une.
Un carreau blanc, un carreau noir, chaque pied sa couleur, parfois il faut sauter, que fait là ce dallage? Poreux terni fendu, si près de la forêt, loin des maisons, au côté de la vieille route qui ne vaut pas mieux. Un vieux goudron décoloré que parfois les lichens verdissent qui semble enfler et se creuser doucement, comme en un mouvement intérieur, au gré des particules de lumière que pousse l'air et que l'angle du soleil, alors qu'elles tournent dans le vent frais venu du sous bois, rend visibles comme poussière dans le rayon lumineux. De menus reptiles qui chauffaient leur ventre au goudron et leur dos au soleil ne sont plus que mouvement à mon approche, tout ce que je perçois d'eux est dans la brusque ondulation de l'herbe des côtés, l'imperceptible bruissement de la course. Nombreuses vies furent ici, puisqu'on leur fit même une route; il reste une tombe, un peu en retrait, à distance des restes de la maison. Une pierre allongée dans un espace dégagé. Il fait chaud; c'est le jour de l'été en juin, la forêt se déploie en merveille, tout est jeune, riche, fécond, ses couleurs se renvoient la lumière qui éclate même dans le noir tourbeux du sable au fond des fondrières; en de délicates nuances, ce qui, lichens desséchés, brindilles, lambeaux d'écorce arrachés, branches et troncs depuis longtemps tombés, gît dans un sable d'argent pâle mais pas aussi pâle ni brillant que les troncs et les branches morts dans les rayons encore obliques. Tout s'ouvre à la vie des teintes changeantes et des reflets nacrés, parle à l'esprit directement et le soulève, s'unit à lui. Et, derrière le vert éclatant des jeunes tiges, des fraîches feuilles déployées, là où le soleil n'atteint pas, le sombre mystère des vieux arbres aux fûts contournés aux branches tordues, abritant les sorcières et les fées, dans l'éclatement lumineux se garde en réserve, secret, et attend.
Le temps est arrêté derrière la fenêtre

Il retourne à ses quatre et plus profond encore.
L'avant où... il n'y a plus où. Douceur.
Plus personne ne vient à la porte
Ils ne la reconnaissent plus
Seule est assise au perron
La compagne venue avec.

Et le souffle de l'accordeur
Chasse les mots
Semeurs de discorde.
Les chiens sont partis
Inquiets ils grognaient sourdement
Et chacun de leurs pas
Reculait.


Pourquoi ne puis-je rien voir dehors? ce n'est pas la noirceur de la nuit dont le soleil traîne après lui le voile, ce n'est pas l'attente du matin et sa clarté. Tout s'éloigne, se cache, et l'éblouissante lumière n'est pas la lumière du jour. Une énigme, ce qu'on craint de perdre est perdu, et nous ne pouvons secouer la torpeur. Emportés.
J'attends; tout vient à son moment; inutile de hâter. Mais ce qu'il faut savoir, toujours cela échappe.
Dans l'automne une telle merveille; malgré tout il vient à toucher, l'esprit, le corps soudain se reconnaît. En lui se versent le printemps et l'été et déjà l'hiver s'y fait doux, et toutes les autres saisons, celles d'avant, celles d'après.
Il court dans l'air chaud du fond un vent frais, et le soleil penché ouvre aux regards ce qu'il y a quelques jours il cachait.
Le vent élève mollement des tas de la terre du chantier la poussière, que, sorti du brouillard, allège le soleil. Ainsi se met en scène en cet endroit, l'automne qui partout se fait fête de son écroulement en jouant à la nostalgie.
Une colonne noire, large comme tout un quartier, plus encore, -et dedans notre monde- monte d'enflure en crèvement toujours plus noir, qui se gonfle à son tour, s'étire s'étire s'en va au vent, se mêle aux feuilles sèches et retombe avec elles.
Le ciel entier est recouvert de sombre. Le nuage file vers le couloir de la rivière, il n'est plus que rapide course, attirée. Il gonfle, gonfle, tout l'air est noir, il s'en va remonter le lit de l'eau, poussé par le vent de la mer vers les terres de l'intérieur. Un nuage sec, et qui semble crisser, le crissement résonne partout, c'est une étrille de métal.

Le versant nord de la colline est sombre et froid. épuisés par le vent y sont les plantes et les arbres aux abords du bois, parfois couchés au sol. L'été, recherchant la fraîcheur, on voudrait y rester, mais le vent vous en chasse presque toujours. La face ensoleillée, en hiver est tiède et accueillante, et, quand le souffle se calme on peut même y dormir. Et l'ouest comme partout, est tourné vers la mer qui toujours en décide, la lumière de l'eau, l'air, les nuages...
Un canal en venait et plus tard se mêlait sans doute à d'autres eaux; il alimentait les douves qui encerclaient l'ancienne enceinte fortifiée courant maintenant dans le coeur de la ville. Et toute la longueur des siècles avait donné vie aux douves. Une infinité de petits organismes, de plantes, vivaient là, mêlés, un grouillement fécond et fertile caché par les eaux sombres quand les herbes n'avaient pas tout recouvert, nourri par la mer et les ordures. Y rouillaient des carcasses de vélos et de cyclomoteurs, des débris sans identité, y croissaient de lourdes fortes plantes qui élançaient sur des tiges puissantes de larges fleurs épanouies, ou des plantes grimpantes s'extirpant du fouillis d'herbes et de feuilles noyées. Tout cela qui vivait, indifférent au reste, ignorant, sans conscience; indifférent à sa fin, et elle n'était jamais finie.
J'allais prendre le train. Mon frère me prévint que le train était un rude "Est-ce ennuyeux?" "Non, seulement beaucoup de stops."



Bientôt il fera très froid. Mais je ne bougerai pas d'ici. Pour la première fois je ne m'enfuirai pas au sud. Ce sera depuis longtemps. Déjà sur les quais se glacent les pavés et les murs de ciment. Les baraques ferment une à une, les terrasses des cafés servent encore aux fumeurs; s'il y a du soleil, les clients se tassent derrière les vitres exposées, protégés du vent et à l'aube de ces jours-là, le sombre nuage est bordé de rose en s'élevant derrière les immeubles en construction sans sembler jamais vouloir cesser. Je regarde, dans la nuit, derrière l'écran des fines bâches, les mouvantes, violentes, lueurs bleues des instruments de soudure silencieux, et les chutes, loin plus bas, des gerbes d'étincelles jusqu'au sol.
Grossies des pluies, les eaux du fleuve s'assombrissent, et poussent à la mer, enserré dans les pierres et le ciment, un flot agité de remous.
Sur la ville entière un voile de brouillard s'est posé, le soleil se lève très blanc, tout s'en argente et la délicate splendeur des couleurs semble de la main d'un maître très ancien dont la lecture s'est perdue. L'enfer du chantier s'étendant à perte de vue et que surplombe l'endroit irrésistiblement troublé où je suis. Là, il y a quelques jours on a enfin mis dans la terre de menus arbres déjà hauts attendant depuis des jours sur un plan incliné dans des housses de filet. Lentement leurs branches malingres se sont déployées et ce matin l'or désespéré de leurs feuilles jaunies se fond et confond avec celui de feuillages rouillés stockés derrière eux, sur le troisième plan, d'une massive élévatrice jaune, compacte et ramassée, au repos; dans l'argent boueux de l'air, le tintamarre dément et les inquiétantes vibrations du sol torturé.
Partout de petites silhouettes, dont on ne parvient pas à distinguer, au dessus des vestes rouges réfléchissantes et enserré dans le plastique blanc des casques de protection, le sombre visage, remuent et déplacent la terre, les cailloux, pataugeant dans la boue, affairés autour des monstres que jamais n'effleurera la vie.
Voici le froid assuré. Je rentre tôt dans la maison, le soleil très bas ne chauffe plus l'atmosphère figée, mais l'ombre glace. Très haute elle dessine dans la blanche lumière de sombres passages qu'il faut traverser, et bientôt semble disparaître elle aussi, car déjà elle commence à s'étendre à s'emparer de tout. Je ne croise personne, le gris qui monte de partout est plus lumineux que le blanc du ciel vide, indifférent, sans même la peine de la plus petite trace d'hostilité.

Il y a quelques jours, nous avions commencé à déballer de vieux objets que rejetait sur nous, depuis une vie lointaine, surmontée, toujours vivace cependant et se manifestant soudain étrangement, le hasard.

Dans la pièce ensoleillée, les particules volent partout; le moindre geste, le moindre souffle s'en habille. Elles sont tout ce qui fut vivant et toute matière mêlés.
Dans le coin ombreux de la pièce nous étions à chercher des images sur un écran. Des images que nous avions faites. Enfin, faites autant que possible, nous n'avions pas fabriqué les machines, ni la vie autour, ni même notre regard dessus; ceux-là imposent leurs limites et leur choix, et dans cela nous évoluons. Dans les machines les images attendaient, depuis longtemps parfois, depuis quand? avant, toujours, jamais, que savoir d'elles? Avant, peut-être, qu'elles n'apparaissent, consentant à l'empilement dans le noir des boîtes, à la compression, l'encodage. Il y avait aussi celles qui en nous vivaient, -une autre existence.
Les boîtes les donnaient sur l'écran depuis l'endroit où elles les avaient gardées. Où?

Mais les boîtes n'apprennent pas à tous leur lecture. Il faut encore que cela puisse coller. C'était étrange, je ne reconnaissais ni les lieux ni les personnes, je n'avais pas eu l'oeil de la camera -c'est pourtant moi qui étais là, vivant. Apparaissait soudain un détail à quoi je pouvais raccrocher quelque chose, et petit à petit tout pouvait revenir, enfin non, pas tout: seulement ce que la fenêtre permettait dans son cadre étroit -pas même, en vérité, le regard ne collait. Où étaient l'air, l'espace, l'herbe des bas côtés, l'humeur, la fatigue ou l'enthousiasme, les cailloux de la route, les odeurs, la vraie résonnance des cris, des moteurs, dans ces perspectives revues, et l'insecte, le frisson du vent, la gêne du soleil dans l'oeil? Mon ami dit: regarde, c'est le fils de Tao, j'hésitais à le reconnaître, mais oui, ses gestes, sa démarche, dans cette silhouette anonyme, oui, je le vois qui fait semblant de n'avoir pas vu la machine, et entre dans le champ, indifférent promeneur; je sais que c'est pour se montrer à notre souvenir. C'était il y a longtemps.

Posée sur son derrière, Maheretin fumait, talons contre les fesses, pieds rassemblés et à plat, bras repliés sur les genoux et menton par-dessus. Elle avait peut-être 40 ou 45 ans, ou bien plus, ou bien moins, la bouche et les dents tachées du turméric. Elle était maigre et athlétique, ainsi ramassée elle offrait encore une masse imposante et, en effet lorsque nous eûmes à quitter le bus, je vis qu'elle en était le plus haut des passagers. Alors quelqu'un la salua et je connus son nom. Je la suivis des yeux, qui s'éloignait, stable et les hanches oscillant légèrement, dans l'enceinte encombrée qui puait l'essence le diesel les ordures, contournant les ballots et les chariots. Près de l'accès elle rencontra quelqu'un, ils s'en allèrent. Maheretin n'est pas sur les images mais plus présente à moi que celles-ci certainement. Alors il faut tout reprendre pour de nouveau s'imposer. Parler, écrire, retrouver place.
Il y avait aussi des objets, des objets que nous avions faits... Bien plus anciens, ils nous surprirent. Ces objets nous semblaient étranges, beaux et secrets; ils avaient pris une autre existence dans leur très longue réclusion. à présent ils se tenaient paisibles et calmes, détachés, en eux simplement; le souvenir contre eux s'effondrait, tout, autour, fine apparence, sembla se recroqueviller et s'effacer, par endroits s'engloutir, ce sont eux qui tenaient cette chose que nous croyions à nous. Le froid nous enfermait dans leur orbe. Ils étaient le présent. Nous les déballions un à un, ils nous laissaient pensifs. Encombrés et séduits de ces nouvelles présences qui dans le même temps nous enrichissaient et nous rendaient autres. Apparaissaient à propos de nous des choses que nous ne savions pas, plus savantes étaient-elles et plus riches en leur silence. Entre quoi et quoi avions-nous servi de médiateurs?
Puis nous les avons laissés, emportant liens, attaches, et notre prison; nombreux gisaient encore dans la paille et les vieux tissus qui jusque là les avaient gardés. Partis ailleurs, revenus en ville dans le froid et la glace; quelques mois encore, nous reviendrons. Peu leur importe; le temps n'est pas là; ils n'attendent même pas. Qu'ils soient ou ne soient pas, pour eux n'existe pas.
Difficile de plus en plus car de plus en plus aperçu; nos gestes ne nous appartiennent plus, que nous portons, gardons comme nôtres, et qui nous aident vers notre avancée. Elle, notre avancée, demeurera ignorée, pour sa sauvegarde et la nôtre. Nous nous gardons de rien toucher, tentons seulement de demeurer là, qui demande toujours d'être éveillé.

L'homme, enfermé dans la toile cirée rouge, -seules dépassent ses manchettes blanches rigides et immaculées, ses mains croisées fines si soignées et pâles, vaguement maculées de traînées rougeâtres- ne fut que rapidement entrevu; son visage n'apparaissait pas, car la toile cirée enserrait son crâne ne laissant rien presque paraître. Il était mince.
C'était la pause du déjeuner des employés des grosses sociétés siégeant là, dans des immeubles pompeux et ratés. Au bas étaient les restaurants qui les attendaient à midi et d'où disparaissait la vie dès l'après midi. Tous presque, ainsi vêtus, les manchettes et la veste sombre, plus de fantaisie peut-être, en été, encombrent les trottoirs fumant des cigarettes avec les femmes, leurs collègues. Personne ne s'attardait, autour était le silence atterré, les pompiers faisaient leur affaire, et leur camion attendait.
Un jour très excité. La ville débordant de partout, s'empêtrant dans la foule avec maladresse, le torrent de métal crasseux dans le fond des crevasses s'agglutinait, se bloquait dans des voies rétrécies. L'on ne savait si l'on avait trop chaud ou trop froid, le soleil chauffait, le vent glaçait, puis les nuages enfermaient tout dans une gangue grise et c'était pire encore. Par endroits, soudain, une avenue, une place, bordées de terrasses et de jardins dans la lumière, incongrus - ou bien est-ce le reste... des boutiques au luxe douteux ou "réel", un alignement de vitrines brisées, des trottoirs défoncés défendus par des chemins détournés à grand renfort de palissades vertes, les voies bouleversées, le tohu bohu des machines.
Et par-dessus tout ça, triomphant, le "bonheur" traîne dans les éclatantes et péremptoires couleurs de ses voiles, confort, confiance, aisance et facilité, avenir, illusions, ambitions, tromperies, misères, et le reste entier de la troupe sans discrimination.
Une ville épaisse, éclatée, en couches successives; les chemins et les mises en scène pour visiteurs, ces asphyxieurs stupides comme les vaches qui "trouent la couche d'ozone", se promènent en groupes serrés et bien rangés dans un décor, suivant dans la carte postale reconstituée en "vrai", le berger au parapluie dressé; ou encore cette autre sorte, davantage infiltrée, jouant au "parisien". Puis les voies officielles à peine aperçues, priorités abusives dont usent certains chauffeurs, et les voies du collectif, et celles des chantiers chaque jour plus monstrueux, élevés jusqu'au ciel sur des kilomètres, accroissant le blocage, se répandant partout, comme le feu dans les forêts sèches, aussi d'autres couches secrètes que nous ne savons pas. Enfin les habitants tout compressés dans un espace rétréci suivant, eux, les voies de leurs routines, et toujours faisant place, excepté quand déplacés en paquet pour des occasions spéciales. Une proie toujours plus consentante.
Sur la plus haute éminence, le dieu du commerce qui enserre le tout dans son sac, est assis, gras, bedonnant, satisfait et jamais rassasié.
La fascinante promenade. L'attirance, le dégoût, la fatigue et le désarroi, lâcheté, paresse, détresse. Départ et retour, crainte et bravade. Un miroir dévasté qui ne sait quoi garder et quoi perdre. Une erreur ou la chose-même. Un gain entraîne une perte ou l'inverse... que savoir; que garder, que vouloir, que prendre. Que vouloir savoir.

Les enfants
Moi, un autre, la même, celui-ci ou bien celle-là, les peurs d'enfance à l'un à l'autre. Peur du noir, des trous profonds et sombres, d'être seul dans un espace réduit juste la mesure d'un corps allongé et le poids de la terre au-dessus. Toujours je suis revenue là, et encore, car là est pour moi un combat nécessaire; agrandir cet espace, lui redonner sa vastitude, sa souplesse, son aménité.
Maintenant m'est autre, maintenant m'est toujours cela.
J'ai appris qu'il ne faut pas tenter, sinon au prix d'efforts inutiles, de se constituer ici une figure dont on aurait pu rêver. La figure vraie ne se constitue pas à plaisir, demande la solitude profonde et sans vagues. Elle existe là, dans le sombre et ne peut ne veut entrer dans le monde. Le monde qui toujours vient vous tâter, jeter un oeil, "cela peut-il encore servir?" il est plus tranquille de lui donner l'image qu'il attend. Autre est en nous tapi, et même à notre insu, ce qui justement n'est pas une image; notre lien. Parfois l'on peut les concilier, parfois l'on est confus, d'autres agressif, ou triste à en disparaître comme fondu en transparence -état plaisant-
Perdue, perdue plus ou moins et trouvant immanquablement une attache, la même maintenant depuis longtemps, la plus aimée, la plus sûre. Elle renforce et affaiblit, apporte des forces neuves et assurées ou encore rassure et se rend nécessaire. L'exercice consiste dans l'effort de s'en détacher. Mises à l'épreuve, la prise de sa mesure, la quête d'une métamorphose, nouveaux points d'où porter ses regards.
Il y a un chemin qui doit être aventureux, erratique et chercheur, pour que l'autre, droit, puisse être parcouru. Abrupt et peut-être risqué sans que rien du risque ne soit su. Il n'est pas publié, celui-là. On le sait sans l'apprendre, alors aucun choix n'est valide. "rien ne va plus", Ainsi je ne suis que maladresse depuis si longtemps.
Il n'y a rien à déplorer ou regretter dans ce fatras dont souvent j'avais honte sans pouvoir m'en défaire: cela m'a menée là. à cette place où peut-être je suis vaine ou seulement le semble. Car on ne sait. Je fais ce qui se propose à moi, je ne cherche rien, n'attends même pas. Dans le monde je ne suis personne de spécial, toujours autre et aussi trop connue, n'égalant jamais le désir; je ne me reconnais jamais, toujours à côté. Je ne suis pas ailleurs cependant; en moi en est le sentiment aigu. Tout est à faire.

L'enterrement
Il meurt. C'est comme en lui l'épanouissement de fleurs qui s'ouvrent doucement; un à un, il y a longtemps, elles avaient commencé à déployer leurs pétales; la dernière d'entre elles, plus haute que toutes peut-être, maintenant est à sa fin. Depuis ainsi, le premier pas maladroit, le premier balbutiement, ensemble elles sont lui-même, en sont nourries et le nourrissent. Elles ont des visages et n'en ont pas, des noms et n'en ont pas, elles sont le coeur et lui est elles; elles sont tous, tout, le fini et la fin qui n'existe pas. C'est ce qu'il a porté cet épanouissement, le lien, la communauté, la totalité. Ce qui tout contient et tout abrite. Le bercement.
Puis nous emportons en notre erreur la dépouille de sa métamorphose.
Peu importe. Car nous sommes, vivants, à un autre moment de la mort: en nous encore se déploie son incessante somptuosité -sa toujours ouverte possibilité et nécessité.
J'avance ainsi dans le soleil aujourd'hui et la chaleur, je regarde la longue cérémonie de la dépouille qu'on livre aux vers, aux insectes et au rite. Déjà s'efface le quotidien, s'efface une image, éclot la légende posée à la place de l'oubli.
Je me voile, m'abstrais, me replie. Sous la voûte sombre tournent encore les paroles prisonnières et apaisantes à notre insu, bientôt éteintes par les souffles.
Revenir réfléchir, vers soi l'inatteignable. Poser la main sur une surface plate et froide infranchissable et trouver là son seul accès vers les autres. Le miroir. Le soi enfermé dans sa forme étroite et profonde jusqu'au fond qui toujours se ressource dans le mouvement des vagues de la mer. Les miroirs reflètent d'autres miroirs, sont noirs; leur mouvement est vers le plus loin. Je suis ce mouvement qui parfois s'abandonne; comme tous la mort m'a élue.

Brûlure de l'été. Les enfants sautent dans le sable de la dune en riant en criant; le sable trop chaud fait mal les plantes piquent; bientôt en bas la plage humide puis l'eau.
Enfants qui savions tout sans savoir; notre existence, là, s'offrait à nous qui encore ne l'avions connue directement que seulement hors des voix un peu trop loin des yeux. Cela nous semblait être seul -cela l'était.
La ville la mer le versant de la montagne le parc ou le jardin, autre encore, alors nous allions vers nous-mêmes, nouvellement, avec le fastueux éclatement du monde qui semblait tout ouvrir.
à qui dire les phrases venues avec les cheveux du ruisseau... cela peut rapporter de bonnes notes et jamais ainsi le Partage. Le lien est ailleurs sa vastitude et sa puissance inatteignables ne se peuvent concevoir. Mesures, calcul, raison, logique... hors de propos.

Cette chambre est toujours éclairée. Le sommeil n'est pas de ce lieu. Le répit agité et confus y déploie son cirque féroce ou bien étend un infini marécage ou encore creuse des trous dont le fond ne s'aperçoit pas et où résonnent appels et menaces. Dehors la nuit que ferme violemment la lumière et que seule révélera une clarté plus sombre encore... D'ailleurs où cela vaut-il? Dans le plus profond d'un esprit ou d'un autre comme miroir.
Peut-être pourrait nous mener ce miroir si nous savions suivre son fil.
Mais en approcher le reflet y plonger nos regards, seulement cela nous effraie. Que de chemin à parcourir. Parfois y passe un chien sorti du noir, train bas et oreilles tirées en arrière se faisant cancrelat, pressé d'y revenir guettant d'un oeil dissimulé sous ses paupières le bord du cadre.
Pourquoi irait-on se blesser contre les pointes et les clous? S'arracher aux épines se perdre dans le ruissellement de l'or parmi les reptiles et les rugissements s'offrir aux lions paresseux qui recherchent des proies faciles ou même déjà tuées -l'odeur du sang frais?
Ce démon merveilleux, frère et soeur, mille dix mille ou des milliards de fois, trois fois assassiné, ou bien elle?... qui hante les fêtes les parties les campagnes fossés cours d'eau, ou l'entre deux du crépuscule et encore ailleurs, trois fois assassiné, une fois seule il regarde vers vous. Dans les fêtes il est là, deux, si jolis si menus et la peau comme les plus pâles des fleurs naissantes. C'est le garçon qu'on recherche plus tard, dans les campagnes sombres livrées à la boue à la pluie, dans le cheminement de cours d'eau envahis par les herbes et les feuilles; à un moment il y a un corps dans une profonde fosse, qui flotte sur le ventre. L'herbe est si haute elle empêche de voir on a peur d'approcher. Mais on est là. Sur une longue route glissante qui luit de pluie sous le ciel noir suivons un vélo, rouge. Le mort est dessus qui avance à bon train; de tout cela il ne sort rien. Un paysan patauge dans le creux de la boue et nous tentons de remonter. Il n'y a plus rien. Une fête. Passe la jeune fille: on reconnaît la fraîche rondeur de sa joue et ses cheveux clairs qui ne touchent pas les épaules. Mais c'est le garçon grimé. Le mort n'est donc pas lui c'est elle? Cet être terrifiant vous aperçoit, le témoin. Alors la peur vous terrasse vous êtes sa cible à présent; fuir. Mais il vous tue puisque vous voilà réveillé.
Certainement sa soeur, morte au rêve s'est aussi réveillée quelque part, ailleurs.
Nuit après nuit terrible réveilleur où est-il à présent?
Les chambres sans nuit assombrissent les rêves.
Le son du A rentre dans le signe où déjà il n'est plus lui-même. Mais. Il nous faut l'y enfermer pour le reconnaître le redonner. Et voici le ballet des typos car ce qu'elles sont affecte le son qu'ainsi elles plient à leur semblance.
Nous sommes dans l'énigme de l'existence. Il faut la respecter. Demeurons dans ses plis maternels; la forcer nous perdra.
Voulons-nous nous perdre? Oui sans doute en disant vouloir nous sauver. Façon de voir.
Nous qui sommes volonté et ne pouvons rien en connaître sinon en lui prêtant une sorte de cela -la volonté, qui faisons des personnes des fleurs des animaux -de tout ce dont on parle- les mots ne pourraient venir à nos lèvres autrement.
Comme douce lente est la tristesse bienveillante en son avancée. Mais tu reviens tu es le même à ce moment. Qu'a-t-il fallu de haine douleur et rage amasser, grimaces et mauvaises pensées terreurs et craintes... Inutiles.
Je suis morte. Personne ne sait et je le dirai pas. Dans une voiture, un mois de décembre -le 8-. Je conduisais; à côté il y avait des cris, une violente agitation. Autour partout des voitures -arrêts et reprises- des ronds points des feux rouges et verts. Ah! Sortir de la voiture ne plus rien entendre briser cette prison sonore qui claque dans les tympans quitter l'habitacle trouver un espace dégagé... mais toujours des voies des feux des files. Soudain de grosses gouttes s'écrasent devant ( -il pleut le son de ma voix, bizarres intonations) de plus en plus denses précipitées. Et là un cri terrible sort de moi. Un cri de fou. Des gestes; pris dedans se débattent mes bras. Le cri jaillit de partout nez gorge oreilles; il s'arrache du corps comme le ferait une gerbe désordonnée d'étincelles électriques. Il s'arrache arrachant tout, coeur âme et moi-même aussi. J'ai dit "il pleut" le feu est devenu vert nous étions devant un terrain de tennis au sommet d'une butte. J'ai cessé d'être telle; je reste visible je garde la coque. Personne ne sait. Allez-y doucement avec moi maintenant. Il ne faut pas réveiller les morts. Car alors le monde tombe en poussière dans les doigts. La mort a ramené la voiture par les rues connues ruisselantes, les gestes du corps dans le moule de ceux autrefois acquis. Au long du mur fut rangée l'auto.
Les routines les chemins connus des mouvements irréfléchis font des gestes. Et rien de tout cela n'est su. Les mots se décousent les phrases et cependant pas un pas une ne peut être changé. Les vivants un à un s'éteignent. Avec nous attachés à notre destination marche notre mort. Certains simplement finissent -d'autres meurent.
La mort est le chemin le compagnon l'énigme. Pas un instant n'a-t-elle nos esprits nos fibres déserté. Tissée dans nos coeurs nos désirs nos regards. Objet de ce désir inavouable que masquent tous les autres. Protectrice Elle est l'Abri.
Pourquoi craindrions-nous qu'elle nous veuille nous sommes juste cela Elle. Elle est cela nous-mêmes. Vivre est un moment de la mort l'être dans le monde un moment du non-être.
Pour être et Devenir réduisons notre espace car nous avons à venir à une immensité et la devenir.
Que s'ouvre en la mort cette immensité.

Les histoires se bousculent elles veulent apparaître et se pressent rien ne s'ouvre. Chacune pousse l'autre dans l'oubli ou le tente et s'éteint dans le mouvement. Rejaillit plus tard -un autre coin du temps- bloquée hors du courant de l'apparaître. Elles veulent le monde y courir nues sous leurs haillons les gueuses; gambader librement dans l'espace entrer dans l'air des bouches et des yeux monter dans les réseaux du sang chacune enveloppant son trésor. Et quoi pour l'instant... Des morceaux de papier des pages de carnet où mourir. Non; pas elles les histoires!
Depuis si longtemps...


Je quitterai H par un jour très chaud, un 20 septembre, jeudi. Sur la terrasse quand se lève le jour se hâtent de disparaître de petites blattes noires qui poussent à la lumière une vie craintive maladroite et qui courent se cacher. On ne les voit pas non plus la nuit à leurs affaires dans les recoins les plus noirs. Il y a un port plus bas où viennent des grues et des canards à marée basse fouiller la vase sous une mince couche d'eau.
Je m'assois sur les marches glissantes vers quoi monte l'odeur. Dans les pierres et la boue tout n'est que boue crabes plantes rats menus et leur queue toute droite qui les suit; ils ne sont vus qu'en l'éclair d'une seconde et il faut être resté longtemps sans bouger.
Quand on remonte la rue au long des boutiques fermées l'une après l'autre s'épaissit le silence des guerres muettes et larvées, des points de vue se heurtant pour la possession du terrain. La rue est calme et déserte la plupart du temps. Parfois de petites fêtes des défilés de fanfares rarement l'hiver bien trop l'été.
Au delà de la baie l'océan reste au loin; il met fin à une large plage plate, longue qui soudain se dresse en rochers là où la montagne s'est effondrée dans l'eau.
Le caprice du vent fait son jeu là dessus parfois violent en tourbillons froids prisonnier des hauteurs. à d'autres moments se retire comme pour ne jamais revenir.

J'étais en contrebas d'une butte effondrée où subsistait détruite en piques avancées la clôture d'étroites planchettes pointues liées par du fil de fer.
Il y avait quelque chose d'allongé à côté; ce n'était rien ni mort ni vivant. Puis au haut de la butte je vis mon ami couché; je reconnus d'abord son crâne puis sa main gantée. J'allai par là. à mes pieds encore quelqu'un d'allongé et dissimulé en partie sous une profonde couche neige ou cendre? Seul apparaissait un visage vieux petit. Je me penchai sur lui, entendis: "voulez vous appeler un médecin?"
"Oui, je le fais..."
Lorsque le médecin arriva nous étions tous rassemblés en bas. Les visages du médecin et du vieux étaient le même. Mon ami assis sur une chaise à côté, le vieux toujours par terre enfoui. Toujours aussi au même endroit la présence qui ne vivait ni n'était morte. Depuis le haut du talus mon ami a voulu sauter de peu évita les piques de bois, s'effondra. J'ai ri: tu t'es manqué de peu. Mais ce n'était pas lui, c'était le vieux toujours dans sa couche. Lui, était toujours au sommet: je reconnus son crâne et sa main gantée.
Lorsque je m'éveillai il faisait jour.

Une autre ville séparée par un pont qu'il suffit de traverser semble plaisante agitée animée bruyante, bavarde et compassée aussi, emplie de cafés et de marchands de fruits. J'y restais dans les cafés rentrais avec des fruits.

Je vois à présent le vide où je vais tomber -en sachant même si peu- et autour les reflets des vitrines au soleil s'appliquent sur les passants modifient au gré de leur allure leurs gestes vêtements mouvements... eux aussi dans le même vide... et ne pas le savoir. Et aussi vite ils y vont -moi avec. Dans mes oreilles le bruissement de l'innombrable à quoi ils sont sourds préoccupés ailleurs; cela se construit et encore et encore, ... à partir de quoi? pourquoi? permettre que cela soit? mais quoi?
Sans craindre se dépouiller laisser approcher le trop de lumière et trop de simplicité laisser... lâcher... mots...
Le vivant -dans le temps nécessaire; se retrouver dans l'indicible l'autre -poisson vin baleine abeille rocher ciel montagne et tout le reste ce qui vit et pas seulement. L'indifférence.
Il faut un être que gagne l'indifférence et insensible au désespoir pour lui pour les autres. Pour moi je cherche où est ma vie. Mais elle n'a pas besoin de moi sans doute; suis-je vivante seulement? Ce que j'aime le plus m'est fermé. Moi-même (le plus éloigné) me suis fermée. Ainsi là mon bonheur mon repos; je confie ce que j'ignore à ce que j'ignore et sablier se mouvant lui-même inlassablement je reste posée dans le mouvement.

Arrivée là avec gouffres effrayants
épouvantables tombers du jour
soleils luisants et lumière merveilleuse
ombres terrifiantes labyrinthes
boîtes scellées -le pire de tout- enfouies sous terre
dette irréparable, malédiction
insouciance obstinée et la peur - mais de quoi?
Arrivée où?
Je, sablier -et d'autres- qui ne cesse de retourner;
né dans le savoir -sans conscience et l'exigeant- de l'écroulement du monde rongé
Préférer ça, ce savoir à tout le reste.



À gauche il y avait, odorant à la saison un bosquet de figuiers. Une douche au milieu; elle fuyait. Des serpents? L'eau sûrement attirait les proies...
ça n'est qu'une image sans doute en outre liée à rien -semble-t-il- un panneau décoratif. Et voici autre chose: dans la salle de bain soudain apparaissent les objets par dizaines sur le rebord du lavabo. Brosses peignes tubes flacons petits pinceaux et les couleurs noirs verts rouges bleus. Plantés dans la chair, dents et crochets, pièges... nuire torturer nuire mais d'où?

Reculer dans le couloir ombré fuir les pièces instrumentées s'allonger en attendant de s'endormir.
Et que signifient ces gens réjouis et abêtis par cohortes?
Pourquoi les autres se cachent-ils?
Quelle gueule se nourrit de ces grasses volailles?
Mais les autres sont les mêmes. Alors pourquoi "autres"? Depuis quand? Et cette différence où est son esprit? Est-ce nouveau?

Elle s'est éveillée vidée de son sang; c'était indécis; il ne parvenait pas à s'arracher; il flottait autour comme un halo de chaude couleur; elle marchait toute blanche au milieu; et personne rien ne voyait.

La nuit vaste dans son silence ouvre les issues apporte les possibilités.
Et la pensée n'a pas d'obstacles; elle porte plus loin que la vue -plus aventureuse et plus riche. Depuis la lumière le noir est opaque mais ce que voient depuis le noir les yeux vient à nous, s'éclaircit lentement en sa vraie transparence, apparaît doucement en de nouvelles formes qui se précisent et s'oublient. Le jardin nocturne apparaît transfiguré et aussi familier. La nuit est avant le jour qu'elle porte en elle, qui prend en elle sa richesse.
Nous étions le silence et le cri l'envers des choses leur poids négatif leur paroxysme. La lézarde dans le mur l'espoir du mur. Et toujours le choix était fait. La porte de l'univers, une flaque de boue et d'essence son soleil l'incendie d'un immeuble de trente étages. L'angoisse à la venue de la nuit et la pire angoisse à celle du matin. Entourés d'arbres malades et d'animaux obèses. Et ce regard inversé qui ne voit dans le rire que la crainte et la fuite. Et maintenant, silence, et lumière, cela sera-t-il neuf...


Dans la maison en face deux enfants jouaient cachés dans les feuillages, l'un m'apporta un livre -volé pour moi. Je fus impressionnée et remerciais beaucoup,

Et je lus le poème.


De cette inspiration
Aucun indice
à l'instant du voyage
Deux portes côte à côte
Semblables
Et rien pour les rapprocher.
Et puis plus tard, me vint la suite.


Même au prix, ravagé
nous l'avons acheté
Et mis dans l'ombre
où son éclat alors parut

Une pierre ronde et polie
Lisse et égale
Que cherche le pied
et que la main prend.

Bientôt nous ne trouverons plus
de papier blanc.
Seulement imprimé
et sans espace.
Alors il nous faudra écrire
dans notre chair.



Achevé d'imprimer par l'Imprimerie Launay à Paris Ve - Dépôt légal : mars 2020-151

Mais cela était ailleurs, (toujours présent, maintenant dans ma pensée). Comment dirais-je que je ne suis pas sur le même chemin puisque il y a, comme une vague qui monte haut et retourne calmement frénétique bouleversant, ce mouvement usure et mise à sac, qui tout étale incessamment et tout recouvre apporte emporte indifféremment; lèse et dispense, révolte et convainc contraint efface redessine corrompt, et pour quoi l'un vaut l'autre. L'on ne sait... pas de réponse à des questions hors de propos. Pas même un être, mais quoi alors?


Fantômes dont l'esprit s'accorde au mien -ou le repousse- proches fluides et muets glissants frissonnants comme moi, joueurs malins m'égarent me retrouvent, petites morts qui sont vies. Et celui-là, le vieux chien qui me connaît bien et exige compte de moi... est-il revenu me harceler, lui ou alors l'un de ses petits folâtres tout au jeu, moins haineux. Non. C'est lui. Vieux, faibli, vaguement dompté goinfre attendant son plat et sa sieste au chaud. Comme moi plus tranquille, ouvrant un oeil montrant ses dents esquissant un grognement pour s'acquitter. Il garde son repli repu dans la chaleur de son recoin. Chien. Qu'attend-il. Il semble las. Son pelage cette fois n'est plus si noir -des poils blancs sur ses paupières, ses babines- ni si dru ni si brillant. Bientôt pour cette fois -douleur programmée contenue évaluée- il m'aura délaissée. Il y a comme une légère taie sur sa pupille. Il voudrait être autant terrible qu'il le fut. Il l'est encore bien sûr. Moi non plus je ne suis plus aussi terrible. Fatiguée. Les traces de l'âge sur moi sont aussi. Je peux encore le regarder, montrer un rire. Les pentes ne me sont pas infranchissables, juste plus lentes. Il semble que je me retourne un peu trop, car c'est là qu'il faut être dur. Bien sûr il ne le faut pas à d'autres moments.

Très vite, autour, le monde change de forme rageusement, il modèle mon apparence me chasse en indifférence. Surgissant dans mes choses (et je n'y puis dès lors rester) il les force en de nouvelles formes; alors voici mon apparence qui s'efface devant cela et céder je ne puis. Or la nouvelle au début m'amuse, elle est neuve. Puis ses voiles s'éclaircissent elle apparaît mieux; piège. Plus facile de s'y livrer mais cela ne changerait rien: piège. Pire au second tour. Je suis lasse; autour cela grimace; la seule voie qui s'ouvrît, cette grimace où attendue en mon nouvel aspect apparence je dois sourire aux regards. C'est un jeu, ils acceptent et cela leur plaît. Ils s'attachent à moi.

Les pieds de ce monde vont à contresens. Ne pas les contrarier. Ruses et déguisements. Le jeu qui les permet procure le gîte, je cours dedans et le bénis.

Sans qu'on le sût quelqu'un dont on attendait a fermé les yeux et s'est retiré. Quelque temps sa solitude en a fait ce que l'on ne sait puis il n'était plus là. Si. Plus ainsi. Toujours là. Hors et dans le même temps. C'est moi qui tout au long du temps dormais. Avançais sans ouïe ni regard sur une voie tracée sans même savoir ce qu'elle était.
Abandonnant tout se retire la vie. Alors nous ne voyons que l'ossature. Mais tout est demeuré.

Orages d'été
Dans l'ombre du silence
L'été accompagné
Du coeur retourné
Qui désormais n'a pas de masque
Qui désormais n'a pas de peur
Empli de sa chaleur et sa glace


Et dans les traces de ce temps
où nous avions appris à être
la joie du présent s'ouvre à nous comme une fête.




Le ciel s'obscurcit à mesure du temps les nuages se massent. Ils voilent tout. Leur monde s'enferme. La nuit une à une bloque les issues. Nos yeux sont clos; repliés en ce monde nous l'aimons. Un autre jeu une retraite. Ses limites nous tracent un terrain. Très loin déjà un roulement un fracas que nous connaissons dont nous attendons le plaisir et qui parfois en sa terrible puissance inquiète, effraie nos sens. Quelque part haut loin un déchirement lumineux: en lui tout apparaît -et jusqu'aux objets familiers- étranger différent mystérieux inaccessible.
Un éclat de couleur puis aussitôt le noir. Tout disparaît même le souvenir Le tonnerre fracasse va et revient tourne autour, au sol s'écrase l'eau qui martèle lourdement. Plus fracassants encore que le tonnerre, éclats de lumière harassent le sol, dangereux; la mer se gonfle commence à battre; ce qui vit cherche un abri.
Mêlée confusion cris hurlements rafales, le ciel encombré de fumées, de poussières... et le mur est forêt et l'autre encore un autre, et le ciel... ah non pas de ciel des escaliers, droit, penché, basculant, ouvert, ouvert...
Mais qui me raconte cette histoire... Est-ce une histoire, partout des chiens des chiens-loup hurlants rageurs dents découvertes et gueule rouge -les frémissantes fronces du mufle. Certains tenus en laisse bondissent comme fous, se retrouvent en l'air, arqués, le licou tendu à se rompre...

Vers la mer; tous, les morts les rats serpents loups hommes, vivants et dans leurs jambes s'élèvent les étincelles du plancton. L'eau -est-ce la mer- le gouffre; mouvement circulaire, ce qui va et ce qui s'en vient, ce qui dépasse et reste en arrière, mer ciel objets vivants morts vie - la mort immense et tout son contenu: être; temps mesure lieux siècles mesure de tout. être - engouffrement - terreur retour vers soi paix rester ne pas bouger ne rien savoir et se tenir à soi qui se sait.
Renoncer ne peut combler. Ce qui est à savoir jamais ne se peut dire et jamais ne fait doute; courir vers les jeux en riant, ne pas se retourner. Ce qui regarde est devant, est derrière et attend.


Le gris être sur mon chemin
S'étire dans le paysage
L'horizon noircit
Peut-être la nuit est-elle venant


Blib



Paris, le dimanche 23 février 2020