MOUVEMENT PROPRE
Jamais ne trouverai ce que je cherche
Resterait-il du temps, cela n'y ferait rien
Cela est en moi quelque part qui commande
Ordre tombant sur trop faible instrument.
Qu'importe: cela est.
Je n'ai rien à entendre venant de la raison
Il me faut le savoir et ne pas en douter;
Je peux alors aller,
Double, et chacune encore divisée, et toutes agissantes, à leur moment.
Elle tenait dans l'ombre le côté de son visage qui était bleu et enflé. La porte n'était pas verrouillée, je suis entrée. Les jeunes femmes qui venaient tous les matins dans ma chambre ne m'imposaient plus l'ordonnance photographique des chambres de l'hôtel; c'était d'ailleurs la même dans les autres établissements-, et, sans que rien ne fut dit elles avaient adapté l'équipement à ce qu'elles sentaient de mes préférences et pour mon plaisir; elles ne se trompaient pas.
J'ouvris les fenêtres alignées sur deux murs, le vent entra, il faisait déjà froid dans la chambre munie d'un climatiseur dont généralement je ne me servais pas lorsqu'il faisait chaud. Peut-être cela ne durerait pas cette désagréable fraîcheur qui ruisselait bruyamment imprégnait tout l'espace, tout l'air, ramollissait les tissus et ne laissait aucun endroit où se réfugier. Je guettais, et tous certainement, en vain, une déchirure dans la sombre épaisseur des nuages froids.
Le jeune homme blotti derrière le grand comptoir de la très vaste réception dont personne n'avait seulement songé à s'aviser si les portes pouvaient encore s'en fermer, avait gardé son anorak bleu de skieur, et, s'il n'avait pas osé le bonnet, ses yeux avaient perdu leur vivacité par-dessus les trois tours d'une écharpe de laine vineuse.
Depuis trois jours, je restais enfermée dans l'hôtel à piaffer d'un large couloir à une salle, toutes énormes, désertes, inutilisées, maintenues en état de propreté parfaite sous les hauts plafonds de bois sombre et tarabiscoté, où, parfois en des formes très belles sinon en de terrifiantes guignoleries se racontaient des histoires que je ne savais pas.
Mary Helen et son ami toutes les fins d'après midi étaient ponctuels au bar, une espèce de préau reliant le corps du bâtiment au restaurant qui n'était plus végétarien depuis l'année dernière, à cause sans doute des clients qui commençaient à venir en nombre d'Australie ou d'Europe, ces gâcheurs dont sans doute j'étais aussi même si cela ne me plaisait pas.
Tous deux restaient longtemps à siroter je pense, rentrai-je de dîner, ils étaient encore là. Nous gardions notre amicale et polie distance, nous n'avions rien à voir ensemble, sans doute me prenaient-ils -une erreur- pour une ascète ou quelque chose d'aussi ennuyeux. Mais j'étais pire qu'eux, d'une autre façon qu'ils n'imaginaient pas. Et je n'allais pas le leur dire; je ne crois pas qu'ils s'amuseraient beaucoup avec moi de toute façon.
Mary Helen, d'origine anglaise, dont la maison en Australie devait rester fermée la plupart de l'année, sans doute était veuve, une forte femme aux cheveux blancs; son ami né ici dans la ville, entrait dans la peau d'un bourgeois honorable et bien vêtu, il commençait à en adopter les attitudes, depuis plusieurs années qu'ils s'étaient rencontrés. Ils partaient parfois en moto le matin, il avait la sienne, comme tous les guides ici et d'ailleurs tout le monde. Elles étaient l'objet d'un culte dans chaque maison, lavées soignées dorlotées bichonnées jamais assez rouges, argent, chromées étincelantes, toutes sortes de scooters de science-fiction japonaise des années soixante pour enfants idiots, toujours rutilantes le signe de la réussite mais encore parfois vieilles, ravagées, dégueulasses arrivant chaque jour de la campagne, des chemins boueux, noires de la poussière des routes, moteur soigneusement entretenu dix fois rachetées et dix fois revendues, ensevelies chauffeur compris sous les ballots; peut-être certaines avaient plus de cinquante ans et la vie d'une entière famille en dépendait, nourries en passant, litre par litre au goulot des bouteilles installées sur de vieilles étagères au bord de la route. Le vendeur tendait bouteille et entonnoir, il reprenait le tout une fois le liquide transvasé. Certains de ces vieux modèles feraient bien des envieux en occident.
Tout cela rien que de banal, de la légende aventurière de voyageur, ces voyageurs qui passaient vite, prenaient des photos depuis d'autres véhicules où les avait tassés l'agence de voyage, et disparaissaient remplacés par le même qui prenait la même photo ou une autre, c'est la même de toute façon. Il n'existe qu'une photographie, un modèle, un photographe, tout cela une seule chose.
Comment sortir? rien ne sort. C'est dedans qu'il y a à se tenir. Rien ne se joue que là. Ici ou là, toujours dedans, est le même, je ne dis pas l'identique. Le même. Car l'identique doit être deux au moins.
Je commence à perdre raisons et motifs, mes sens s'émoussent sans doute, j'écris aujourd'hui ce qu'hier j'écrivis, demain j'ai écrit et hier j'écrirai, les traces du même fantôme, la même ombre qui toujours me porta et encore et jamais. Que faire? me disais-je, mais je ne dis plus rien, car au vrai il n'y a pas de question. Dire autre n'est pas une petite affaire. Déjà mort toujours vivant toujours mort déjà vivant. Jamais encore toujours, tous les temps conjugués du futur et ceux du passé, les ponctuations, les hauts, le bas, l'encore et encore qui ne cesse pas, et ce qui s'articule ailleurs. Oubli. Quand il faudrait savoir encore. Dire savoir du fond de l'aveugle cachot. Ce qui s'apprend s'est retiré. Il y a ce corps à bouger car il ne peut tenir en place. Chercher ce qui n'est pas trouvable, pas ainsi, l'effleurer cependant, le sentir sans pouvoir rien en dire, sans même savoir qu'on le sent. Ce qui ne fut pas à choisir et la difficulté de le choisir, la seule voie.
L'erreur qui sauve. Le geste qui gâche, toujours et toujours, identique et depuis l'en dehors du temps, avant le temps, et maintenant: d'un événement à l'autre, les gestes qui «sauvent» approfondissent la catastrophe, la nourrissent, la prolongent, contribuent à l'installer, la fixer, la rendre nécessaire, «vitale». Oui, vitale c'est bien ça. Question de vie ou de mort. Oh, ce n'est rien, une futilité, pas même. L'heureuse erreur, béante et accueillante, qui nous veut, nous la voulons. Et sommes prêts à tout pour cela. Aussitôt nous courons dans son sein, annulant toute chance, effrayante chance, de seulement esquisser une autre pensée, pas même une pensée, une vague aspiration à s'orienter différemment, porter ailleurs son regard au risque de trouver l'amorce d'une clarté fossile comme étoile, de l'en dedans à l'en dehors, l'avant l'après, présente. Alors jaillirions-nous hors du temps, dans le noyau de l'énigme, ce vers quoi il est à se retourner pour rendre possible un mouvement qui compte.
Ah, malédiction. Est-ce bien une malédiction quand y échapper ne se peut? La présomption nous gonfle et nous plaît, rétractés que nous sommes dans la crainte et l'effroi. Car ce dont il est question, nous l'avons connu, approché, pour qu'il soit aussitôt reconnu, fui. L'ignorance nous est heureuse, l'aveuglement nécessaire et volontaire, pas question de balancer. Et pourquoi balancer quand, comme fous, nous fonçons vers le bonheur d'un mouvement toujours accéléré où le doute n'a pas séjour. La science de tout nous appartient, repousse vers le gouffre ses limites, dévale les pentes où s'accroissent vitesse et rire; les murs se resserrent, s'élevant, la clarté s'amenuise avec l'éloignement de sa source -et d'ailleurs elle blessait les yeux. On s'en procure de bien meilleures, qui se contrôlent aisément. Plus noir que le noir, le lumineux artifice.
Alors vivons-nous, inquiets d'avancer vers la mort, dans l'évidence du temps, faiblesse et frayeur grandissantes, comptons-nous les ans, tentons-nous de sauver ce qui n'a pas à l'être, en tous cas pas ainsi. Ce que nous nommons mort est pour nous une fin mais rien ne finit, que dans le détail des identités et autres mondes. Bientôt peut-être pourrons-nous, hors calcul, approcher autre chose qui aussi s'approchera. Ce bientôt est sans mesure, car déjà il a lieu.
Celui que nous sommes, union de la vie et la mort et dans l'éclat de ce déchirement, la douleur à la marche joyeuse en avant. La folie, regard clair, connaît l'accomplissement et emprunte les voies qui s'ouvrent sans s'abaisser à les comparer, ni se commettre dans les spéculations. Le chemin est su, et son entier paysage.
à la nuit d'une ère prospère et déjetée où chiens et chats s'égarent à la recherche de ce qui ne leur a pas été donné, nous errons frissonnants et amaigris dans les haillons de nos esprits, et sans rien vers quoi se tourner, sinon hors de ce qui nous est mésappris: devant nous et derrière et autour, la plus noire des nuits commence, et depuis loin, à s'étendre en sûreté.
Et nous, sommes sans peur. Mais la peur de risquer d'avoir peur est bien pire qui s'invente un danger à sa mesure, et ainsi se maintient, écartant notre sauvegarde -sa perte- Perdus serons-nous, profondément, avant que nous sachions reconnaître la paix par la porte de l'angoisse.
Elles sont quatre, les soeurs,
De palace en palace,
à ne toucher qu'objets de manufacture,
Désespérées
Leur photo est partout aujourd'hui dans la ville,
Elles sont là-bas, sur la colline
Le plus grand hôtel du pays.
Elles n'ont plus de soin:
Autour d'elles des mains
Et l'attente de l'or
Qui se signe.
Passent sous leurs yeux qui ne regardent plus
Car tournés vers l'absence et le manque en dedans
Des vies et des corps qui n'importent.
Même leur peur les indiffère
Qui les prive de tout.
Parfois l'une se lève et lâche une méchante danse
D'animal distordu et méchant,
Puni de ce à quoi il ne sait donner forme,
Mouvement contrefait sur de riches tapis
Où les parfums n'atteignent plus leurs sens.
Elles attendent de rire et se mangent le coeur
Elles voudraient des sons qui résonnent dans l'air
Et non dans des machines,
Mais elles en ont perdu ou ne l'ont jamais eu,
Le savoir
Quatre soeurs.
Puis arrive la nuit que n'éclaireront pas
Les lampes électriques;
Plus de cheveux, plus de visage,
Et la peau lissée à grand prix,
Elles voient leurs mains, leurs bras& leurs pieds
Qui ne les portent plus
Et ne reconnaissent plus rien.
Dans les salons de réception de l'hôtel Transcontinental,
Quelque part dans l'Afrique,
La première verra sa mort,
Et les autres ailleurs
Nulle ne retournera plus
D'où elle était venue.
Trop froid pour moi dans cette ville, je vais partir. Trop tard pour m'éloigner encore, mon désir épuisé avant de se voir accompli. La vanité d'une journée me rit à la figure, chaque matin elle repousse le soir, oblige à compter, les heures -il faut passer par leur chemin- se serrent sans pouvoir celer la lumière qui à la fin, les fera voler en éclats. Ne pas fuir, rester dans la balance, s'orienter. Jamais une ombre ne deviendra lumière. Ombre plus dense sombre et nette quand la lumière s'éclaircit; plus opaque alors, et profonde, en elle ses précieux objets, ses mouvements à la grâce souterraine. L'ombre recèle l'immensité où l'on pourrait se perdre sans l'essor de l'esprit. Dénuée de la forme, l'ombre, toujours qui se retire et qui ne combat pas. Que l'on ne peut éteindre ni masquer, et qui cède la place, devenue autre, à ce qui se voit, déploie l'infini sans espace et sans temps. Dans chaque vivant un gouffre sans aucune mesure, ombre. Qui offre, sans montrer, à celui qui se tourne vers, ce de quoi la plus malheureuse leçon apprend à se détourner, effrayé, lui offre lui-même. Arrive la nuit, la Grande Nuit, et quoi en elle, depuis un fond insoupçonné prendra place au matin? Une vie d'attente à n'attendre rien... je suis la béance du gouffre -elle est infime- qui s'exhale par yeux et bouche de chacun. Certains parfois désirent l'assumer.
La campagne m'effraie, froide dans le brouillard. Les chevaux, leurs muscles agités sous la peau courent en folie, ramassés en leur centre, et les sabots frappant la terre violemment.
Que fais-je, créature sombre dans ces pays lumineux au ciel blanc, courant toujours à la lumière, effrayée de la nuit dissolvante? Sinon exister, trouver net mon dessin et rassembler ma consistance qui n'appartient pas au lieu.
Quelque chose qui me dépasse s'est emparé de moi, faute de mieux sans doute et depuis le début. Qui n'obtient pas ce qu'elle désire mais ne renonce pas, me tire où je ne sais.
Je meurs dans la lumière du vent et de l'air. Elle se tourne vers moi, la mort qui marche à côté et me montre comment poser les pieds. Mais je suis maladroite. Et cède au chant trompeur du plaisir, la torpeur.
Me rattrape et revient. Davantage de temps il me faut maintenant pour que se ferment les blessures. Chacune est un enseignement et aussi un poison. Comment départager - j'écoute dans ma main le glissement des dés. Je suis seule à ne pas savoir. Et la paresse, en voiles tièdes m'enveloppe, m'ensevelit. Le sommeil décide de moi.
Un autre endroit. Plus lumineux encore et bien plus froid, balayé de l'air d'un glacier. Le même en moi. Déjà l'ennui. Ennui je le suis et non le reste à ses affaires. Sur les esplanades de claires pierres plates les enfants jouent. Le loueur de vélo leur prête des machines; des bonbons, le marchand leur en offre dans de petits cornets de papiers. Leurs grosses mères les laissent courir à leur guise, les vieilles ont l'oeil, pas un instant des rires elles ne perdront.
De l'autre côté du muret qui reçoit leurs derrières est la mer, lointaine après l'immense largeur de la plage où mères et grand'mères ne veulent risquer de s'alourdir de sable dans les plis des tissus criards qui les empaquettent. Les grandes soeurs jouent des jeux plus sérieux que courir à en perdre la tête, elles exhibent, unes leurs noires lunettes et leur pantalon serré traînant leurs ballerines d'un pas lascif, et d'autres l'ostentatoire sévérité de leurs moeurs, étroite silhouette aux mouvements comptés dans le sombre bliau.
Un homme maigre et vieux s'entraîne au ballon où il est le plus fort de tous et presque à chaque fois qu'il se concentre sur un coup, passe un enfant qui voit le ballon immobile et lance son pied dedans. L'homme au pantalon vert ne dit rien, il reprend son jouet, le place de nouveau, de nouveau se concentre, rate son difficile coup et recommence. Personne ne semble le voir. Et lorsqu'il réussit, on ne le voit pas tout autant. C'est un jour chaud: il n'y a pas de vent. Et c'est dimanche, partout passent les petits marchands.
Depuis ce matin, la réceptionniste m'appelle par mon prénom. J'ai pris mon vélo et j'ai traversé la ville vers l'est ou le sud par une large voie, sans doute axe important, très fréquentée et où la circulation est très rapide ; cela, je crois, passe par l'aéroport. Puis cet énorme rond-point, qui conserve dans ses intervalles de terrain vague les chemins entrecroisés, terre sèche et craquelée, tracés par les pas et les roues des vélos de ceux qui maintiennent le mouvement de leur corps, se déplacent encore avec leur force, sur leurs pieds et non sur leur derrière. J'étais entrée hier, en ville dans une librairie équipée de fonds de stock importés. J'en ai emporté Perceval et Les cahiers de Malte Laurids Brigge. Et ce matin me voilà longeant le by-pass qui mène à l'aéroport, je ne sais à quelle distance.
Le soleil est très chaud, le vent tombant de la montagne ; incessant- très froid. De part et d'autre du by-pass, on a aménagé une piste cyclable, des chemins pour les piétons et lorsque cela cesse, demeurent dans la terre pâle et sèche, parmi les arbres, les jeunes eucalyptus, d'autres essences inconnues de moi, et les buissons dont certains portent des fleurs vives, les sentiers tracés depuis longtemps et tassés comme pierre par la chaleur et le passage. Toujours l'on peut aller d'une bourgade à l'autre, à pied, ou comme l'on veut. Les feuilles et les fleurs des bougainvilliers et des hibiscus croulent depuis les murs qu'il faut parfois longer, il faut parfois traverser des routes plates filant vers je ne sais quels quartiers industriels, les deux vies se croisent dans le calme et la méthode, le sillon de l'habitude, ainsi est le monde ici. Puis ce sont d'immenses parcs appartenant à l'armée qu'il faut longer; de temps à autre, le parasol du militaire de garde et celui-ci au dessous ou ailleurs, pas trop loin. L'entrée, parfois: un portail de fer large et haut, dorures ici ou là sur des médailles (signalant quoi? rien pour moi), fermé devant une allée rectiligne où se croiseraient deux camions, bordée de palmiers objet de soin, tous de même moyenne hauteur, pelouse soigneusement entretenue. Tout est beau, vaste, tranquille merveilleusement propre, il s'en dégage une impression de luxe et de majesté. Plus loin de grandes entrées de pierre brillante s'annoncent au fronton comme le mess des officiers. Tout aussi vaste et luxueux et tranquille.
à la terrasse du café embrouillardi dans les nuages de poussière du chantier, juste devant, d'un rond-point qui a creusé là un trou abrupt et profond -l'on n'accède plus que par le côté- trois militaires jeunes et forts tournés vers la rue, côte à côte à une table fument placidement des cigarettes, jambes étendues; des groupes d'hommes animés bavardent et rient, café et thé durent longtemps, petites gorgées, d'autres seuls lisent des magazines, certains à leurs affaires s'en vont et reviennent et une femme qui n'est pas d'ici lit et écrit un peu dans un coin. Puis le chantier s'éteint, la poussière tombe, moins de monde est à la terrasse, c'est l'heure de déjeuner. La femme reste encore un peu. Et bientôt, on ne tarde pas à servir du café à ceux, de retour, qui ont déjeuné tôt.
Les chevaliers sont retirés. Ils ne trouvent plus l'accès à nos âmes. Ce sont elles, nos âmes qui sont retirées, plutôt. Rarement un coeur maladroit, une pensée hélas trop courte, insuffisante, juste un bref regard, tente de se tourner vers là, l'obscure lumière.
Mais le chemin n'est plus le même, qui pourrait tenter ce retour. C'est un avenir qui s'éteint.
L'obstacle nous ne le connaissons pas, si encore nous le savons. Eux non plus ne le trouveront pas. Sous la cendre du temps s'éteignent les braises.
Ils ne sont plus le froid de la neige ou brûlure des flammes, le froid et le chaud.
Nos esprits, réciproques énigmes: muets; les signes, les couleurs: hostiles. Formes inconnues, méconnues. Tout se défait et tombe à terre; lambeaux de coeur.
Devant eux, plus aucune forêt en son ampleur, plus d'animal, ni sortilège, ni secret. Plus rien qui ne puisse être sans être compté. Compter? quel est ce mot?
La brume ne monte pas des lacs ni de la mer, et les ombres que celle-ci laisse voir n'ont plus le mystère du prodige. Ce n'est plus de l'arène des combats que monte la poussière et le vacarme n'est plus du fer, armures, épées, et lances ni le choc du pied des chevaux. Des milliers sont-ils, chevaliers, retirés dans l'attente, silencieux et pensifs. Et aucune pucelle montée en la tour ne leur fait de signe d'amour.
Je l'ai surpris encore, l'autre soir, l'autre visage, dans un reflet. à ma droite, frisant l'angle découpé sur le ciel du haut escalier extérieur de la ruine de béton Assal, l'immense hôtel où l'immense jardin redevenu sauvage depuis la saisie après une mort et la faillite qui suivit, et débordant par dessus le mur qui l'enserre, trouve encore à pousser ses fruits et ses rejets dans les failles du sol éclaté du trottoir (où peu marchent, la voie ne mène à rien, elle se perd vers des escaliers venteux jonchés de détritus. Parfois quelqu'un s'y assoit et reste à contempler un moment la lumière de l'eau, le soleil déclinant et le ciel enflammé ; à ma droite, il rougissait et tombait vite le soleil. Il faisait un miroir des vitres d'un petit taxi rouge dont le chauffeur était venu dormir. Alors je le vis, me détournant de la trop vive lueur, dans le trou sombre du miroir, cet autre visage que je portais à la place du mien. Serein, une paix aiguë, prêt à rire et à tout saisir, ou rien, nez au ciel, regard pointu indifférent.
Je connais, depuis tout ce temps mon visage, et celui-là, calme et assuré, n'est pas lui. On y lit une autre vie que celle que je connus. à qui cette autre vie est-elle advenue? Que je la croise un jour, cette femme, elle m'impressionnera peut-être. Belle pour un regard qui ne s'attardant pas, en garde le goût fourni par la pensée qui est sienne propre. Un visage parlant, une enseigne dont je me sers à mon insu quand je crois que c'est à moi que s'adressent les autres, ceux qui ne me connaissent pas; non, c'est à l'enseigne. Est-elle de mon fait? Toujours en moi elle fut. Je le sais; le fruit de mon désir peut-être ou d'un autre désir... peut-être est-ce bien moi.
Je vis cette face pour la première fois sur une photographie. Ce fut ainsi pour une autre, quelques années avant. Celle-là je ne la vis jamais qu'en image. Une moue la fait ressembler à quelqu'un du Sud, d'Afrique du nord. Jamais les deux ensemble. La nouvelle est plus belle, plus âgée, moins commune, l'air altier de quelqu'un qu'occupe une pensée solide, dégagée du pratique. Celle que certainement l'enfant voulait être. Il n'y avait pas à la trouver, elle était là d'abord, comme d'ailleurs toutes les autres, celles qu'épuisa la jeunesse ou qui parvinrent à durer encore dans l'âge mûr plus ou moins, quand apparut l'Africaine du nord. Et maintenant l'âge accompli, voici cette autre.
Blanche, la route longe le fleuve qui semble un gouffre dissimulé par des reflets. Comme font, ici, les images dont la multiplication vibrante doit faire oublier un terrifiant néant. Images, reflets d'un autre gouffre, et bien plus terrifiant, tenus que nous sommes dans votre fascination nous disons vous aimer, mais bien plus encore qu'aimer, nous voulons demeurer ignorants. Par vous seules à présent nous pensons, acharnés à oublier le reste.
Le fleuve profond, lui, inquiète, et ses quais de ciment éblouissants dans la lumière. Personne ne flâne au long de ses rives, il se hâte vers on ne sait où, renvoie, brisée et mouvante sa lueur au ciel, le gouffre qui fait face, dissimulé aussi, celui-ci dans le blanc, immobile et menaçant.
De rares véhicules, toujours les mêmes. Sur la route empoussiérée un drame se joue. Passe, en scooter, un jeune homme vêtu de beige, sa jambe étendue à côté rassure sa crainte de perdre l'équilibre. Il passe, puis le voici de nouveau dans l'autre sens, et encore une fois il revient. Un autre, armé, fond sur lui, couteau, il tombe.
Quelqu'un s'approche, éteint le moteur qui pétarade, le jeune homme est mort. Bientôt, même le sang sera blanc, et poussière, et nuage, retournant à l'eau et au vent. Le fleuve emporte les vies, l'histoire; dans son indifférence, son renoncement, il a cette force-là et bien plus. éclat et violence lui sont assez. Mais le ciel au-dessus est plus violent encore, et plus profond, silencieux, immobile, infranchissable, il échappe aux significations; sur le désert de pierre, plus au sud, il s'étend. Il n'existe pas et pourtant est, jamais ne cesse sa présence, ni sa brûlure, ni sa glace.
Toujours à subsister encore une minute, pendus aux clous du temps, perdus aussitôt qu'approche l'ombre imprévue et que se confondent les lignes, trompés toujours et toujours en demeure d'en revenir, avons-nous peur, savons-nous notre vastitude, nous qui ne savons rien...
Demain, cela nous savons dire ou bien cela aussi: penser à hier comme un hier bien assis, assuré, nos solides arrières. Cet hier qui nous attend, nous attire, nous, que toujours trahissent nos désirs et nos peurs. Alors ce qui est clarté s'enfonce à nos yeux comme le noir, plus terrible encore et secret.
Tant de lumière sur le quai de ciment, et les reflets de l'eau. Il faut trouver à se blottir, angles et recoins, les yeux se ferment, les yeux se remplissent de couleurs. La peau prétend ne pas se tromper et frissonne. Le ciel se soude à l'horizon, tout se clôt, s'apaise pour nous qui avons déposé les gestes et la course des mots.
Dans l'absence du temps commençons à ne plus exister, déjà l'angle fuyant de nos pensées ouvre le ciel et écarte le cercle horizon.
Plus tard, le monde s'ouvre, sans se révéler, démesurément. Ce sont des gouffres, le fond desquels, inatteignable et impossible à concevoir se laisse à peine imaginer. Abîme des terreurs, les profondeurs impensées des âmes dont le souffle le plus menu nous renverse et nous balaie hors de tout. Nous ne savons plus nous tenir à nous-mêmes, paresse mêlée à la peur, alors qu'en nous demeure l'abîme, non lu, non su, illisible, effrayant et hostile. Toujours il nous rejette sans rien révéler et, dans le temps où s'épaississent nos esprits, s'épaissit et s'endurcit son mystère. Lorsqu'il s'ouvre, c'est pour une autre chance, ou nous perdre nous qui avons repoussé son accueil.
Ainsi renonçons-nous à exister. Dès lors absorbés dans le flot de matière, chacun dépouillé de son sens et son contour, façonnés de la terre, nous y sommes rendus, ayant saccagé notre droit à la Vie et la Mort, privés d'Elles.
Au-dessus du marécage s'agitent de petites flammes, elles sont bleues et rien ne s'enflamme à leur contact. Apparaissent et disparaissent, soudain ressurgissent à côté et s'enfuient, s'effaçant. Il faut marcher longtemps pour arriver là; alors les pieds s'enfoncent dans la terre spongieuse et il faut s'arrêter. Il y a de l'eau plus loin, brillante noirceur presque sans mouvement et sur laquelle attend un petit esquif plat. On le rejoint par un chemin de planches arrimées à de rares troncs, car est ici le dernier bouquet d'arbres aux fûts reliés par de grosses cordes dont certaines permettent l'escalade pour atteindre les branches mais l'esquif ne servira pas cette fois.
Le ciel gronde, un bruit d'orage qui tourne et tourne sans cesser: certainement y a-t-il quelque part, invisible dans l'opacité de la distance, un déploiement d'activité de machines. Que bouleversent-elles là-bas? qu'arrachent-elles à ce sol noir d'épaisses glaires? Partout ailleurs, et même en des lieux qui semblent hostiles, toujours quelqu'un soudain apparaît qui avance songeur, et ne tourne pas les yeux vers vous. Mais ici personne n'approche. à qui est le bateau? à quoi sert-il? Les gens ici, mangent-ils les serpents pris, alors qu'ils nageaient, par un homme à l'affût sur sa barque, immobile, patient, et vif plus qu'ils ne sont? Ou des lézards, des salamandres? Y a-t-il des poissons? Peut-être de petits crustacés accrochés aux plantes, aux débris flottants... Que sait-elle des marécages après tout. D'ailleurs quelle importance? Savoir, ne pas savoir ; le premier, ou plutôt le croire est le piège pour tous les imbéciles d'abord, pour d'autres aussi qui le sont moins; «je ne sais» est plus simple, plus reposant, la meilleure chance de ne pas se tromper ; un autre piège.
Je sais; tout est perdu dès qu'interviennent ces deux petits mots, qui pourtant ne mentent pas non plus, l'air de rien, tellement usés, tellement connus, tellement trompeurs.
Devenu poisson dans les herbes flottantes, à guetter dans les rayons de lumière tremblante les insectes noyés ou vivants, poussière de la vie, mouvoir son corps pour des sensations qu'humain ne peut atteindre, n'être ni vivant ni mort puisque «ne sachant pas»; de la joie pure, de la peur pure aussitôt oubliées, une danse, une fuite, ce qui se terre pour n'être pas pris ou pour prendre, ne se sachant, devenue poisson sans doute saurait-elle mieux puisque cela ne compterait plus.
Elle ne veut pas penser, elle se retourne et s'en va. Plus tard, alors qu'elle était loin, temps et espace, il lui arriva de penser à ce marécage tentant de l'avoir de nouveau là, mais alors il n'était plus, même l'image ne se laissait plus saisir.
Mais autour tout est égal, à force de vivre au fond d'elle-même et d'y trouver ses aventures, l'autour s'estompe en transparence, contours troublés, couleurs éteintes, un ici, un là-bas qui se mêlent, se dissocient du temps qui ne suit plus le cours de son étroite vallée et s'étend en tous sens à plaisir, il se désintéresse d'elle, peut-être en est-elle tombée. Où se trouve l'en-dehors du monde?
C'est plutôt bien ainsi. Tout s'amasse autour d'elle, rien n'en fuit, vient aussitôt ce qu'elle appelle. Elle pourrait être quatre, ou six ou douze, elle ne sait... pourquoi d'ailleurs des nombres pairs? Mais elle est bien sûrement deux, car l'une assure la maintenance, ouvre et referme, oriente et prend en main, ressent, éprouve, femme âgée tout ensemble avec l'enfant, et l'autre est dans l'unicité de tout cherchant à approcher ce qui parfois la frôla et que toujours elle tenta de surprendre ou put imaginer avoir saisi.
Une existence facile et toute de difficulté, insouciance dans l'angoisse, enfantillage très sérieux, hésitations, tremblements, vouloir impérieux au-delà du tort et de la raison, en sa nécessité.
Maintenant il n'y a plus de temps, c'est autrement que sur sa ligne que se lient les moments, autrement ils sont apportés, un tout autre horizon les engendre. Les présences ne sont plus les mêmes dans l'espace aux bornes repoussées. Et cependant tout est pareil, inchangé, c'est juste la question de la place où l'on se trouve, et même sans l'avoir voulu. Un glissement, une légère inclinaison, si peu et si terrible à la fois. Pas même un vrai mouvement, seulement son esquisse ou même la simple idée qu'il pourrait avoir lieu, sans pourtant que l'esprit puisse lui donner forme.
Mais rien ne se lit plus pareil. Les choses ont recraché le sens comme une chose amère, se tiennent coites, indécises et ouvertes, dans la balance liberté, en attendant que la main tire quelque chose du panier. Déjà depuis toujours tiré, déjà depuis toujours présent.
Alors elle se retourne en ses sensations, satisfaite dans l'attente, calmée, tranquille, sans désir autre que celui d'accueillir ce qui suivra. Bon et mauvais sont le même, peut-être parviendra-t-elle à se vider des réactions, peut-être n'est-ce pas pour elle et sera-t-elle en échec.
La riante face du monde sourit toujours depuis très loin, dans sa force brutale et souffrante. Sa beauté terrasse toujours, mais le refuge en la laideur facile est un manque humiliant, dangereux de surcroît. La lassitude nettoie des scories ; ainsi, que l'on en réchappe alors finit-on par apprendre de quoi est sa propre constitution. Sur nous tourne le compte qui n'est pas fait de nombres, il passe en sa lumière comme nuages dans le ciel du monde, nous sommes lourdement chargés. Mais au vrai, il n'est rien qui soit difficile ni important.
Que pouvons-nous? Que ne pouvons-nous pas? Notre espace est si menu, si étroit... traîner au sol, voilà, nous rouler dans la poussière et la terre qui nous furent douces et aussi sévères autrefois, présentes en nos vies et en notre présence. Nous étions cela, terre et poussière et d'autres choses aussi, étions le monde. L'éloignement gagne à présent, tout cela se retire de nous qui nous en retirons. Et de cet adieu qui nous abandonne à la nuit, nous ignorons tout quand nous croyons tout tenir encore, plus fermement que jamais, et marcher au triomphe.
Elle, s'est lassée. Elle esquisse des gestes qui lui importent peu et même en éprouvant des sensations, des sentiments, de la répugnance aussi ou du plaisir ou bien encore comme nécessité. Puis se retournant là-dessus, lui apparaît l'affaire de la même couleur qu'une autre, sans plus de relief et toujours, en fin, la même. Juste un geste qui donnait l'illusion de la vie mais qui aussi était la vie. Rien ne marque dans le fil du temps. Un peu trop secoué, tout en tombe, remplacé ou non, avec autant de sûreté, par n'importe quoi d'aussi plausible. Et même les choses nouvelles s'y noient dans le connu, l'usagé.
Mais elle vit, tantôt dans une humeur et tantôt dans une autre, très changeante. Le monde qui s'éloigne emporte tout, restent les traces qui ne résistent pas à la pensée. Hélas la pensée, la sienne, ne peut aller plus loin, seulement vivre s'impose dans un terrible acharnement, plaisir, caresses, honte, mécontentement, remord, tout le cortège avec le jour, la nuit, froid et chaleur... La pensée cependant est plus vaste et plus riche que tout puisqu'elle eut à se détacher du reste, gardienne de ce qui pourrait sauver.
Une fois elle eut à trahir, elle le fit, cédant au mouvement de la vie, sans remords, à sa surprise, aussi indifférente qu'au reste. Cela gâcha bien quelques jours servant sans doute de prétexte à un relâchement nécessaire. Juste pendant ce temps fut-elle obligée de plonger dans la vie et peut-être c'est cela qui mena la danse, un besoin. Elle espéra n'y pas prendre goût comme d'autres qu'elle n'avait pas compris jusque-là et dont elle se dit qu'ils étaient misérables et pas même à haïr.
Mais la misère, ce n'est pas ça qui va nous faire peur. C'est tellement confortable, il suffit de la nommer autrement, le tour est joué. Qu'elle s'accroisse donc tranquille, tout marche bien pendant ce temps.
Un chien aboie, inquiet, le moindre mouvement dans l'ombre, peut-être seulement le vent, il sursaute et aboie. Mais il sait qu'il n'a pas le droit, il craint d'être puni, il rentre son arrière-train oreilles basses. Rien... il retourne à son coin, personne donc ne s'occupe de lui, il garde un oeil méfiant et torve rempli d'espoir.
Dans le silence pâlissant de la nuit épuisée, finissante quelques-uns restent, rares, à guetter l'espace.
La fureur qu'elle-même à la fin dévora sans jamais y trouver son lot, menée ainsi à son déchaînement, n'a plus l'éclat de combattre l'aube.
Ceux-là ne se connaissent pas, ni eux-mêmes, ni les autres car ils sont en eux-mêmes repliés sur leur existence; leurs gestes d'aveugles ne les inquiètent pas. Ils sont sûrs, sans pouvoir le dire. L'inquiétude en eux, n'a pas trouvé à s'accrocher pour l'immédiat.
Ils écoutent mais sans l'entendre ce qui les meut les conduire en l'histoire d'un accord. Celui, dans l'emportement de la bestiale nuit, qui s'était retiré à l'abri de leur coeur, sans que même ils en aient le savoir. Mais leur destin guide leurs gestes, asile et gardiens, ouverts à quelque chose qu'ils ignorent, maladroits, hésitants, et jamais détournés.
Un petit rapace tourne depuis mon arrivée au dessus du quartier où j'habite. Je le regarde souvent, vol circulaire et silencieux, frôler les toits alentour. Tout à l'heure, à mon arrivée il s'est envolé de mon toit où il était posé. Il me plairait que nous ayions le même domicile. Car je suis aussi de ceux qui trouvent à chanter, seuls, dans les maisons vides et fuient celles où se pressent les rires et les contentements. Ou alors, obligée, dans le plus sombre coin, et attendant la fin, mais ravie cependant, à tous les regarder, les entendre, pour le temps que cela dure.
Un autre solitaire, dans la forêt qui ne m'a pas entendue venir. J'étais perdue sur une pente, dans les broussailles ayant voulu essayer un autre chemin, un raccourci pensai-je, et soudain, juste à mes pieds, un serpent noir taché de blanc tout roulé sur lui-même et qui dormait certainement. Il n'a pas bougé, ni même tressailli et j'ai reculé doucement puis me suis échappée. Mais je sais maintenant qui règne sur ce coin du bois et je n'y passe plus, ou alors bruyamment.
Il n'y a plus d'incendies maintenant dans la campagne et les bois. L'agitation a cessé: il pleut. Sans vent. Longtemps il a soufflé très fort venu de l'eau, attisant les dernières braises. Puis il décrut, alors de grosses gouttes s'écrasèrent comme l'annonce d'un soulagement avant de se tarir et le soleil s'enfonçait vers l'arrière, rentrait en lui-même dans la vapeur d'eau.
Commença la pluie; droite épaisse lourde et sonore, plusieurs jours s'en gonfla le poids du ciel et jamais ne trouvait à s'épuiser. Près des forêts brûlées les ruisseaux étaient noirs de la cendre et finissaient vers l'estuaire du fleuve, aussi noir et secret que la surface d'un oeil animal, et où ne se percevait plus la marée.
Depuis le toit un rideau liquide que les gouttières ne contenaient plus masquait le jour mourant. Plusieurs fois je tentais d'approcher de la mer. Mais ce fut toujours décevant ; son apparence aussi était perdue. Le chemin jusque là était pénible et rallongé, toujours l'eau trouvait à se glisser et je rentrais mouillée, les vêtements collants et froids.
Dans l'espace du monde effacé il n'y avait plus que de petites cages éclairées, et qui ne communiquaient pas. Les pensées s'étendaient sans mesure, un voile diaphane qu'un souffle dissipait, sans consistance, déjà fondues.
Le jardin est dans l'eau. Toutes les eaux, l'eau verticale et celle horizontale, celle, épandue ou concentrée, autant vague molle insistante que serrée précise et brutale aussi. Elle monte au ciel et s'en revient, fleur renversée étalant sa corolle, glissante comme serpents, suffocante comme noyade.
Le jardin est tout gris, empli de bruits qui sont silence, et au-delà, les prés ne sont plus que masse indistincte et brumeuse. Le vent même s'en est allé et le déferlement entier est immobile paralysant. L'esprit attaché à lui-même reste coi et se vide de tout; il s'enfonce lentement dans le sombre de sa retraite, il se retire au plus profond et pleure sans mêler à l'eau ses larmes.
Autour de lui un petit lac où il se noie plaisamment goûtant sa tristesse et sa fin qu'il invente et oublie chaque fois. Il se tourne vers ce qu'il ne saisit pas, chose ombreuse qui sans doute lui parle; d'où? Drapé dans ses larmes comme un mort, il s'étend dans l'abri de sa joie inexprimée. Il attend. Mais rien n'est à attendre qui ne soit là, alors il joue à faire semblant puis s'égare en de sombres forêts sur quoi le jour est lumineux. Il garde les yeux sur cette lumière qui vide de ses veines son sang. Arrivent tous les petits vampires des plantes autour de lui assemblés, comme une vibration du sol, une onde de chaleur, un trouble de l'air.
La trop lourde tête des roses ploie vers le sol, s'en détache un pétale, puis un autre, puis tous.
Toutes ces pensées dans ma tête arrivent de partout. Elles se mettent en forme sans m'attendre, elles se passent bien de moi. Que surtout je n'approche pas. Elles ne veulent pas m'entendre. Je n'ai rien à régler dans tout ça. Cela est à l'étrangère, à l'autre, celle dont je suis éloignée plus que de tout le reste, qui pourtant décide de moi. Je regarde le jardin, elle tire par là mes yeux et m'occupe cependant qu'elle attend en dehors de l'attente, car l'attente ne veut pas finir et le jardin parle sa voix depuis un profond dont rien ne sais car trop proche. Il y a dans le jardin une puissance calme qui tout porte et donne à tout son mouvement, son souffle, ses éthers. Et c'est de moi que vient sa clarté, et seulement pour moi il s'éclaire. Le jardin parle depuis mon coeur et mon coeur s'ouvre, s'épanche en moi sans résister. Comme à la joie de ce qu'il attendait. Et puis la brume de l'oubli. Restent les traces et l'empreinte, illisible à présent mais toujours sue.
Lorsque tout s'éloigne dans l'obscurité
Et que de soi s'arrache le moteur
Et l'envie le désir
Alors il ne reste que soi
Alors tout est noir et silence.
Ce qui accueille est profond.
étendu sur le drap, attendre.
Ce qui s'ouvre est entier
Où plus rien ne se peut viser
Et lentement il vous absorbe
En son ensemble.
Dans la forêt il n'y a pas de route
Ni de chemin. Car elle ne se possède pas.
Mais la forêt n'existe pas
On y entre et c'est toujours
En soi qu'on entre
Sur le passé s'assurent les pieds
C'est un déchirement, une violence.
Il y eut un matin un chien dans le jardin. Un chien loup; il se promenait seul, tranquille et truffe en l'air ou bien au sol, il humait des odeurs nouvelles, explorait les sentiers et le fond des buissons. Puis vint un autre.
Je les connaissais tous les deux. Ils étaient d'habitude dans le jardin voisin derrière la maison. Depuis une semaine. De nouveaux occupants. Il y avait une femme, vieille, qui ne sortait que peu, et je voyais aussi qui allait et venait devant la véranda, préoccupé, pensif, un homme de cinquante ans ou quarante. Il n'était pas très grand, son visage était doux, des cheveux frisés, assez sombres. Il semblait ne rien voir, ne pas s'intéresser à son nouvel abri. Parfois il s'arrêtait appuyé à l'une des poutres qui soutenait la véranda. Autour de lui le paysage du ciel et les arbres jusqu'au lointain, sur quoi la tête levée, il posait un regard étranger.
Les chiens étaient à lui sans doute, je l'avais trouvé sympathique. Indifférent à tout comme à lui-même aussi, habité par une chose autre. La présence des chiens ne m'importunait pas, bien plutôt leur insouciance m'amusa. Je m'en allai dans la cuisine pour me faire chauffer du thé: dans le cadre de la fenêtre, deux cuisses nues, bien rangées l'une contre l'autre, deux cuisses rondes, fuselées, légèrement poilues, de petits poils frisés, balançaient doucement au milieu de la vue. Le toit de la véranda m'empêchait de voir plus haut, je ne vis pas non plus ses pieds. Je détournai la tête, allai à la bouilloire puis au robinet d'eau sans regarder dehors, je ne savais que faire. Je revins dans les pièces à l'avant, bus mon thé et quittai la maison, ne revins que le soir après la nuit tombée. Les chiens étaient partis, la véranda semblait déserte, le pendu n'y était plus, ce fut tout.
Je marchais vers la ville qui était loin encore, la route pour l'instant montait, elle redescendrait au long de la falaise, au-dessus de la mer. Mon ombre devant moi se calait sur mes pas, indécise et brouillée. Puis, en bas, la mer plate, blanche, écumeuse et se retirant, donnait la couleur du ciel étendu, excédant ses bords, figé dans sa course vers l'horizon. L'ombre s'était mise à côté.
Je marchais au-dessus de tout. La définitive ignorance à quoi j'appartenais me supportait. Elle était ma substance, le manque qui me menait. L'invitation -la mienne- à avancer vers je ne savais quoi. J'apercevais tout juste le bateau rouge qui renflouait des limons du fleuve, le littoral: il était trop près de la côte, presque hors du champ. Un autre manque... calculé celui-là et qui avait débordé les calculs.
Doucement nous inclinions vers la ville. Le ciel excédait tout, il n'avait plus dimension, ne bougeait pas, les yeux fermés je sentais sa présence qui cependant était sans poids. Tout ce que l'on a pu en dire, tout ce que j'en dirai, jamais ne l'épuisera, jamais ne sera lui, restera posé à côté. Depuis longtemps tout ce que l'on peut dire, et ce que l'on entend, est ainsi, difficile, au-dehors, au mieux insuffisant, dans l'inutilité de la redite. Jamais l'on ne peut savoir pourquoi soudain si paisible, si calme.
Puis, des maisons bordent la route, la ville, claire contre la masse sombre d'un repli élevé, depuis quelques minutes se découvrait de l'épaisseur de l'air mouillé et chaud. Cessent les jardins et les haies, des promenades de ciment enserrent la falaise abaissée puis disparue, des terrasses, des cafés, et si l'on oblique vers la gauche, ce sont les alignements de boutiques, dont les noirs miroirs vous renvoient votre image, et qui font semblant de rester hors d'atteinte. Tellement chic! Vous voilà prévenu, cela va coûter cher. Et plus avant, l'on vous propose plus simplement d'être cool et décontracté, carrément sport, l'élégance, ici, c'est vous qui la faites, les prix sont partout affichés, on se contente de suggérer, et les employés des commerces sont sur le parvis à fumer des cigarettes et boire leur matinal café. Les gourmands vont plus haut, au marché. Ici, l'on s'y connaît en gastronomie. La brûlerie embaume le café. Une journée entière, sans s'ennuyer et sans rien faire: la ville s'occupe de vous. Celle-ci, emplie d'hôtels, est vouée au plaisir, aux flâneries, aux promenades.
Parfois quelque chose passe. Ce n'est pas aisé. Trop difficile? Pourquoi?Trop simple peut-être, mais trop loin.
Le jour s'était levé sur une aube claire, aux doigts de rose, innocente et contenant tout ; par le chemin du regard s'éleva lentement quelque chose d'obscur signe des pluies et des tempêtes, parfois soufflait du vent, emportant tout, apportant son souffle que l'on croyait nouveau et qui tournait comme furies hurlantes et que la lassitude, notre énergie mourante, à la fin éteignaient. Puis le soir et la nuit sans lumière, soudain, le ciel plus clair, esprit léger qui voudrait s'envoler, qui parfois au déclin promet un matin neuf.
Couleur de l'éveil.
Le sommeil rouge comme le sang
Il maintient dans la mi-hauteur
De l'espace où résonne le cri
Que ne permettent ni dieux ni hommes.
Les fleurs en ont fini. Toutes sèches elle déploient à contre-jour les arabesques délicates de tiges minces où traînent encore les traces de couleurs.
Derrière la fenêtre descend la nuit
Bientôt on ne les verra plus.
Alors commencera le vent; les feuilles crissantes s'amasseront contre le mur, depuis l'horizon le ciel se haussera par-dessus l'étendue de l'eau, par-dessus la lune et les astres, et, formidable enveloppement, il emportera tout.
Dès que commence un jour, déjà il est achevé
Tout ce que je sais de ce qu'il va être l'a tué.
Il s'élance, il veut être neuf et s'effondre
dans les couloirs fléchés.
Neuf, jamais ne sera, mais je dois avancer en moi-même et ne peux m'éloigner.
Je suis née à ma fin et ne sais rien de moi
qui cependant jamais ne me surprends. Le temps s'étire et se tord, ses noeuds et replis m'enveloppent
et pourraient tout me dire. Mais non.
Je suis dans le couloir de ma vie,
le ciel est dessus, et l'espace.
Tout ce que je rencontre s'éloigne et puis revient.
Quelque chose en moi a tout organisé,
Cette chose têtue qui ferme voulant ouvrir
Et se trompe toujours vers le vrai qui a décidé d'elle.
Certains jours,... et puis d'autres.
Bon. Si l'on est seul, il faut rester longtemps dehors, nourrir sa solitude de l'étrangèreté des autres, chercher en eux ce qui est de vous. Il faut dire, je sors; marcher, s'asseoir, occupé des choses communes ou bien lever les yeux et regarder la course du ciel qui joue de vos pensées. Oublier, laisser la voie libre si cela se peut. Le vent court violemment encore, c'est le vent d'aujourd'hui, un vent neuf. Face à lui court la rue serrée de hauts immeubles qui ont voulu sembler bien plus qu'ils n'ont coûté et dont un réseau de filets retient les débris; au bas est une place, bordée au nord par la rivière, au sud par l'alignement des barreaux d'un grand jardin où les arbres si vieux ne ploient pas. Dans le jardin il y a un labyrinthe couvrant une haute butte. Quand on parvient en haut, on s'assoit dans un kiosque, l'on peut embrasser du regard le sommet des arbres, et un peu du quartier plus au sud. Mais en bas, sur la place au-dehors il y a des danseurs folkloriques. Une province, quelque part. Les gens s'attroupent, une espèce de musique flûtée que la ville dévore aussitôt. Alors je reste là, je décide de m'éloigner un peu et de m'asseoir sur le muret qui tient la grille, longues lances aux pointes dorées.
Personne sans doute de connu ne passera.
Quand était-ce? Autour de moi les choses se tenaient, diverses, parfois aimées ou non, indifférentes ou inquiétantes, calmes, agressives selon leur goût. Et moi qui à chaque seconde mourais pour dans le même temps renaître. Jeune et rapide, terrifiée téméraire, sûre et non assurée, désarçonnée au moindre coup, oublieuse aussitôt sans oubli, nombreuse, multipliée encore et encore, divisée encore et toujours, angoissée, d'une insouciance défiant tout, frappée croyant rien n'en sentir et aussi croyant toutes les connaître, celles qui étaient moi. Capable de tout et de rien plus encore, toujours blessée et même pas mal.
S'ouvre le jour mais demeure fermé
S'ouvre le monde et demeure fermé
S'ouvre mon coeur mais le chemin en est bloqué.
Mon corps est sans utilité
Rien n'irradie
La nuit est semblable à tout
Et tout est semblable à la nuit.
Mes yeux sont ouverts devant moi sur mes traces
Parfois s'embrase et apparaît le monde entier
Et moi -la même- aussi s'offre dedans à moi.
Le désir de la nuit s'élance en lumière
Et sans passer par le milieu.
Sous le voile du ciel
La plus noire des nuits s'absorbe en elle-même
En elle-même s'obscurcit
Se referme.
Mais déjà la voici qui déborde,
Se cherchant.
Dans la violence du rêve le secret entretient le feu.
à présent la nuit s'ouvre, la plus noire, désordonnée, et derrière l'écran de son ordre parfait, de cet imparable savoir, du fond de son obscurité apparaîtra peut-être en sa clarté le jour qui sera riche de tous les autres et de toutes les nuits ; nuits et jours comme perles sur la ligne à une dimension, celle qui nous tient, prison, ouverture, don et recherche du don. Sur nous roule l'offrande des perles, aux diverses faces, toujours double, toujours un. Un carreau blanc, un carreau noir, chaque pied sa couleur, parfois il faut sauter, que fait là ce dallage ? Poreux terni fendu, si près de la forêt. Loin des maisons, au côté de la vieille route qui ne vaut pas mieux. Un ancien goudron décoloré que parfois les lichens verdissent qui semble enfler et se creuser doucement, comme en un mouvement intérieur, au gré des particules de lumière que pousse l'air, que l'angle du soleil rend visibles comme poussière dans le rayon lumineux. De menus reptiles qui chauffaient leur ventre au goudron et leur dos au soleil ne sont plus que mouvement à mon approche, tout ce que je perçois d'eux est dans la brusque ondulation de l'herbe des côtés, l'imperceptible bruissement de la course. Nombreuses vies furent ici, puisqu'on leur fit même une route ; il reste une tombe, un peu en retrait, à distance des restes de la maison. Une pierre allongée dans un espace dégagé.
Il fait chaud ; c'est le jour de l'été en juin, la forêt se déploie en merveille, tout est jeune, riche, fécond, ses couleurs se renvoient la lumière qui éclate même dans le noir tourbeux du sable au fond des fondrières ; en de délicates nuances, ce qui, lichens desséchés, brindilles, lambeaux d'écorce arrachés, branches et troncs depuis longtemps tombés, gît dans un sable d'argent pâle mais pas aussi pâle ni brillant que les troncs et les branches morts dans les rayons encore obliques, s'ouvre à la vie des teintes changeantes et des reflets nacrés, parle à l'esprit directement et le soulève, s'unit à lui. Et, derrière le vert éclatant des jeunes tiges, des fraîches feuilles déployées, là où le soleil n'atteint pas, le sombre mystère des vieux arbres aux fûts contournés aux branches tordues, abritant les sorcières et les fées, dans l'éclatement lumineux se garde en réserve, secret, et attend.
Le temps est arrêté derrière la fenêtre
Il retourne à ses quatre et plus profond encore.
L'avant où... il n'y a plus où. Douceur.
Plus personne ne vient à la porte
Ils ne la reconnaissent plus
Seule est assise au perron
La compagne venue avec.
Et le souffle de l'accordeur
Chasse les mots
Semeurs de discorde.
Les chiens sont partis
Inquiets ils grognaient sourdement
Et chacun de leurs pas Reculait.
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